lundi 26 août 2013

La Chine et la guerre du Viêtnam (1964-1969)

La guerre du Viêtnam est un conflit de la guerre froide. A ce titre, elle est marquée par l'intervention des Etats-Unis, qui s'engagent massivement au Sud-Viêtnam en 1965, mais aussi par celle de la Chine et de l'URSS. Les historiens ont longtemps pensé que la Chine avait joué un rôle important dans le conflit, sans forcément pouvoir soutenir leurs hypothèses par les sources adéquates. Les documents parus depuis 1989 permettent d'en savoir un peu plus sur le rôle exact de la Chine pendant la guerre du Viêtnam.

Pékin avait été l'un des soutiens et l'un des principaux bénéficiaires des accords de Genève, en août 1954, qui mettaient fin à la guerre d'Indochine et consacraient la partition du Viêtnam. La Chine cherche alors à se tourner vers ses problèmes intérieurs après la fin de la guerre de Corée et à éviter que les Etats-Unis ne prennent pied en Indochine, afin d'éviter un conflit possible avec eux. Les dirigeants chinois n'encouragent pas les Nord-Viêtnamiens à relancer la guérilla au sud et ne soutiennent pas leur effort jusqu'en 1962. Au contraire, ils les incitent à accepter la partition du Viêtnam et à renforcer leur mainmise sur le Nord-Viêtnam. En décembre 1955, le groupe des conseillers militaires chinois, présents depuis juillet 1950, est même retiré du pays, le retrait étant effectif en mars 1956. A l'été 1958, quand Hanoï demande conseil à Pékin à propos de la "révolution au Sud", les Chinois restent sur la même ligne. Lorsque Zhou Enlai rencontre Hô Chi Minh et Pham Van Dong (le Premier Ministre nord-viêtnamien) à Hanoï, en mai 1960, il leur conseille d'adopter une posture flexible en combinant les luttes politique et militaire. Le redémarrage de la guérilla au Sud en 1959-1960 est donc bien réalisé à l'initiative des Nord-Viêtnamiens, sans l'appui des Chinois.

 

Les liens sont cependant étroits et la Chine ne fait rien pour s'opposer aux desseins de Hanoï. Pékin proclame toujours son soutien aux peuples oppressés dans le cadre des luttes de libération nationale. L'incident des détroits à Taïwan en 1958 relance quelque peu la tension sino-américaine et la Chine pense alors qu'un renouveau de la guérilla au Sud forcerait les Américains à s'y impliquer davantage, affaiblissant d'autant leurs positions face à Pékin. Une aide militaire matérielle considérable est donc fournie au Nord-Viêtnam avant 1963.

C'est à ce moment-là que la Chine va accroître son effort. A l'été 1962, une délégation conduite par Hô Chi Minh se rend à Pékin. Ce dernier craint qu'avec l'escalade de la guérilla au sud, les Américains n'interviennent par air ou sur terre contre le Nord-Viêtnam. Les Chinois, inquiets, proposent d'équiper 230 bataillons supplémentaires ! En mars 1963, un groupe chinois dirigé par Luo Riquing, le chef d'état-major de l'armée, part au Nord-Viêtnam pour assurer Hanoï de son soutien en cas d'invasion et pour coordonner les moyens de défense. En mai, Liu Shaoqi, n°2 du Parti en Chine, affirme à Hô Chi Minh que son pays servira au besoin de base arrière au Nord-Viêtnam. En octobre, le secrétaire général du Pathet Lao, le mouvement communiste laotien, en visite à Pékin, obtient lui aussi le soutien des Chinois. Une équipe dirigée par le général Duan Suquan entre au Laos dès l'année suivante.

En juin 1964, Van Tien Dung, le chef d'état-major de l'armée nord-viêtnamienne, se trouve à Pékin. En juillet, une réunion des dirigeants chinois, viêtnamiens et laotiens vise à coordonner les efforts en cas d'intensification de la guerre en Indochine. La Chine promet une aide économique et militaire et la formation de pilotes pour le Nord-Viêtnam. Cette stratégie beaucoup plus agressive correspond au nouveau tournant pris par Mao, beaucoup plus radical, pour transformer la société et l'économie chinoise : c'est le Grand Bond en avant une terrible catastrophe pour le pays, et qui sera bientôt suivi de la Révolution Culturelle. Mao, en désignant des menaces extérieures, pense souder le pays derrière sa personne et pouvoir ainsi mieux maintenir son contrôle. Il se sert aussi du Viêtnam pour neutraliser ses adversaires au sein du parti, comme Wang Jiaxiang, qui dès juin 1962 a présenté un rapport indiquant qu'il ne serait pas bon pour la Chine de s'engager de nouveau contre les Etats-Unis de la même façon qu'en Corée au Viêtnam. Ce tournant correspond aussi à la détérioration des relations entre la Chine et l'URSS de Khrouchtchev : Mao n'accepte pas la déstalinisation, tandis que l'URSS retire ses conseillers et refuse de partager ses connaissances nucléaires et soutient l'Inde dès 1962. Le Nord-Viêtnam devient aussi un enjeu de puissance entre les deux "grands" du bloc communiste.

C'est pourquoi la Chine réagit très rapidement après l'incident du golfe du Tonkin : dès le 5 août 1964, Pékin garantit à Hanoï son soutien et dès la mi-août, des unités de chasse et de DCA ont fait mouvement aux frontières du Nord-Viêtnam dans les provinces du Kunming et du Guangzhou. Le 12 août, le QG de la 7ème armée de l'air est déplacé de Guangdong à Nanning, pour opérer au-dessus du Guangxi et éventuellement du golfe du Tonkin. 4 divisions aériennes et une division de DCA sont alors en position près des frontières, et deux pistes aériennes sont construites pour leurs besoins. 8 divisions aériennes sont par ailleurs placées en arrière, comme deuxième ligne. Sous l'impulsion de Mao, toute l'industrie est progressivement transférée des zones côtières à l'intérieur des terres, et se développe pour soutenir l'appareil militaire. La stratégie chinoise repose sur trois idées : si les Américains envahissent au sol le Nord-Viêtnam, la Chine devra réagir ; celle-ci doit donner des avertissements aux Américains de façon à les dissuader d'aller trop loin ; enfin, il faut éviter la confrontation militaire directe avec les Etats-Unis, mais ne pas se dérober si elle intervient.

C'est pourquoi la Chine annonce publiquement son soutien au Nord-Viêtnam en mars 1965 et cherche à renforcer la mobilisation de sa population en soulignant le danger posé par l'agression américaine contre Hanoï. En avril 1965, Le Duan et Giap visitent secrètement Pékin. Ils demandent aux Chinois une aide pour remplir quatre objectifs : restreindre les bombardements américains au sud du 20ème ou du 19ème parallèle, défendre Hanoï et les zones plus au nord des bombardements, protéger les lignes de communication et remonter le moral de la population. Il y a cependant des divergences : Le Duan souhaite des pilotes chinois, mais Pékin rechigne pour le moment ; la DCA chinoise ne dépasse pas le 21ème parallèle ; et ses troupes du génie ne prennent en compte que les chemins de fer. Hô Chi Minh s'assure personnellement du soutien de Mao en allant lui-même en Chine en mai-juin 1965. Les Chinois forment deux comités rassemblant des personnalités politiques et militaires pour s'occuper de l'affaire viêtnamienne.

On observe cependant des caractéristiques particulières dans la relation sino-viêtnamienne. D'abord, contrairement à la guerre d'Indochine, les Nord-Viêtnamiens ne laissent pas les Chinois interférer dans leur prise de décision. Pékin est informée ou consultée, mais l'initiative reste à Hanoï. En outre, dès le printemps et l'été 1965, les deux pays ont convenu que l'aide chinoise resterait essentiellement logistique et de défense du Nord : Hanoï mènera la guerre avec ses propres forces, et des troupes chinoises ne seront engagées massivement qu'en cas d'invasion du pays par les Américains. L'aide chinoise de 1965 à 1969 prend trois formes : l'envoi de troupes du génie, l'envoi d'unités de DCA et le soutien logistique au Nord-Viêtnam.

Dès le 18 avril 1965, les Chinois créent une "force de volontaires" du génie chargée de reconstruire les voies ferrées, d'améliorer les défenses du Nord-Viêtnam et de bâtir des pistes aériennes. 7 divisions entrent progressivement au Nord-Viêtnam à partir de juin 1965. La première division comprend 6 des meilleurs régiments de chemin de fer chinois -suivis par deux autres après 1968-, un bataillon de prospection ferroviaire et une douzaine de bataillons de DCA. Soit 32 700 hommes au maximum qui demeurent sur place jusqu'en 1969. A son départ, en juin 1970, la division a construit 117 km de voies ferrées, reconstruit 362 km, édifié 39 ponts ferroviaires et 14 tunnels, ainsi que 20 nouvelles gares. La deuxième division comprend trois régiments du génie, une brigade d'hydrologie, une brigade de transport maritime et quelques unités de DCA, 12 000 hommes en tout. Cette division entre dans le pays dès le 6 juin 1965 et elle est la première à assumer des tâches du génie. Elle est retirée entre juillet et octobre 1966 suite aux divergences entre Hanoï et Pékin. La troisième division est composée des troupes du génie de l'air. Elle doit bâtir un complexe à Yen Bay avec des pistes pour jets et des abris souterrains. Arrivée en novembre 1965, elle termine la base en mai 1969 et les abris souterrains pour avions en octobre, puis repart en Chine.

Les quatrième, cinquième et sixième divisions regroupent les unités de construction de routes, sous un commandement indépendant, et rassemblent environ 80 000 hommes. Toutes ces divisions ont leurs propres unités de DCA. Elles pénètrent au Nord-Viêtnam en novembre 1965 et en partent en octobre 1968. Elles construisent ou reconstruisent 7 routes, soit 1 206 km, 395 ponts et remuent pas moins de 30,5 millions de mètres cube de terre. La septième division remplace la deuxième à partir de décembre 1966. Elle aligne trois régiments du génie ou de construction et plusieurs bataillons anti-aériens, 16 000 hommes en tout. Elle construit des défenses souterraines dans le delta de la rivière Rouge ainsi que des abris souterrains pour les avions jusqu'en novembre 1969. La Chine a également expédié en octobre 1965 une brigade de transmissions qui demeure jusqu'en juillet 1966, posant 894 km de lignes téléphoniques.

Le 1er août 1965, les 61ème et 63ème divisions anti-aériennes chinoises entrent au Nord-Viêtnam. Arrivée à Yen Bay le 5 août, la 61ème division est engagée quatre jours plus tard contre un raid de F-4 Phantom. Elle abat un appareil avec ses canons de 37 et 85 mm. La 63ème division, installée près de Kep, connaît son premier engagement le 23 août et abat aussi un avion américain. D'août 1965 à mai 1969, ce sont pas moins de 16 divisions, soit 63 régiments antiaériens, 150 000 hommes, qui sont engagés au Nord-Viêtnam. Tirant les leçons de la guerre de Corée, les Chinois font tourner leurs formations tous les six mois. Celles-ci protègent les troupes du génie et les voies de communication, mais ne sont pas engagées dans la défense de la piste Hô Chi Minh. Il est intéressant de remarquer que l'aviation chinoise n'a jamais été engagée directement au-dessus du Nord-Viêtnam. En revanche, la Chine durcit sa position lors des rencontres entre chasseurs américains et chinois près des frontières dès avril 1965.

L'aide logistique de la Chine n'est pas la moins conséquente. Entre 1964 et 1965, elle est déjà presque multipliée par deux, de 80 500 à plus de 220 000 fusils, de 1 200 à plus de 4 400 pièces d'artillerie, par exemple, sans parler des munitions, et le flot continue jusqu'en 1969, au moment du retrait des troupes chinoises. Le soutien de la Chine au Nord-Viêtnam a donc été massif. Au total, ce sont pas moins de 320 000 soldats chinois qui ont servi sur place, avec un pic en 1967 (170 000 hommes), et leur présence a sans doute beaucoup fait pour dissuader les Américains d'envahir le Nord-Viêtnam.

Et pourtant, les deux pays vont bientôt se déchirer. Dès août 1965, on signale les premiers incidents : les soldats chinois qui tentent de faire de la propagande en faveur de leur régime sont tancés par Hanoï. Chaleureusement accueilli à son arrivée en juin 1965 par les dirigeants nord-viêtnamiens, le commandant de la deuxième division constate à son départ, en octobre 1966, que l'ambiance s'est singulièrement refroidie. En outre, le Viêtnam est pris dans l'affrontement sino-soviétique car avec le renversement de Khrouchtchev en 1964, l'URSS renforce son soutien au Nord-Viêtnam : or la Chine pensait qu'Hanoï était dans son camp. Les Nord-Viêtnamiens utilisent aussi le précédent de l'invasion chinoise pour motiver la population, ce qui n'est pas bien vu, on s'en doute, à Pékin. Après une visite élogieuse de Le Duan au 23ème congrès du Parti, en 1966, les Chinois accélèrent le retrait de la deuxième division. Un autre incident met en lumière la tension grandissante entre les deux pays : un cargo chinois, le Hongqi (Drapeau Rouge), chargé de matériel, arrive devant Haïphong mais un cargo soviétique pourtant derrière lui entre en premier dans le port, exposant le bateau chinois à un raid aérien américain où il est sérieusement endommagé. Lorsque Le Duan se rend en Chine en avril 1966, Zhou Enlai lui reproche vertement cet incident. La Chine refuse d'instaurer un système de transport unifié pour faire passer, notamment, le matériel soviétique. Une autre source de friction réside dans l'implication nord-viêtnamienne au Laos : quand une équipe chinoise arrive sur place début 1965, elle ne peut que constater que le Pathet Lao est sous la coupe des Nord-Viêtnamiens.

Dès 1968, après le choc de la Révolution Culturelle, Pékin commence à reconsidérer sa position à l'égard des Etats-Unis, alors que l'URSS devient progressivement la menace principale -jusqu'aux affrontements armés de mars 1969. Pourtant, les Chinois ont rejeté les propositions de Hanoï de négociation avec les Américains, leur conseillant encore, fin 1967 et au début de 1968, de coller à leur ligne militaire. La Chine reste silencieuse quand les premières négociations s'ouvrent après le discours de Johnson en mars 1968. Dès la fin 1969, quasiment toutes les unités militaires chinoises ont quitté le Nord-Viêtnam, une présence résiduelle étant maintenue jusqu'en juin 1970. Pékin ne répondra à nouveau à une demande de soutien qu'en mai 1972, au moment où Nixon déclenche les bombardements sur le Nord-Viêtnam (opération Linebacker I). En 1979, lorsque les Viêtnamiens envahiront le Cambodge, les Chinois interviendront contre leur ancien partenaire, qu'ils ont contribué à renforcer : en ce sens, la guerre a pour eux été un échec. Paradoxalement, Mao a utilisé le conflit comme un tremplin pour ses ambitions radicales en matière de politique intérieure, s'érigeant en modèle révolutionnaire pour les autres pays et proclamant la "révolution continue", mais d'un autre côté, la Chine ne peut pas se permettre une confrontation directe avec les Américains. Les Nord-Viêtnamiens constatent rapidement le décalage entre le discours et les faits. Les Chinois conservent une forme de condescendance à l'égard des Viêtnamiens et veulent obtenir de leur part la reconnaissance de leur statut de pôle dominant du bloc communiste, ce qui n'est pas pour rien dans la détérioration des relations entre les deux pays.


Pour en savoir plus :


Chen JIAN, China's Involvement in the Vietnam War, 1964-69, The China Quarterly, No. 142 (Jun., 1995), pp. 356-387.

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