mercredi 4 septembre 2013

L'enfer du devoir (Tour of Duty) : une analyse sur la représentation de la guerre du Viêtnam à la télévision

L'enfer du devoir (Tour of Duty) reste à ce jour la seule série télévisée américaine entièrement consacrée à la guerre du Viêtnam. Diffusée à partir de septembre 1987, quelques mois après la sortie du film Platoon d'Oliver Stone, elle a comme ce dernier reçu bien des éloges : on lui accorde de retranscrire fidèlement la réalité du conflit et de "soigner", en quelque sorte, les blessures mal refermées des vétérans. Comme Platoon, la série se déroule en 1967 (pour la première saison), au moment de l'engagement américain maximum au Sud-Viêtnam, juste avant l'offensive du Têt, qui va ôter ses dernières illusions à la population américaine et conduire au retrait des Etats-Unis.

La série se prête particulièrement bien à l'analyse : elle aborde bien des aspects du conflit, mais on peut aussi l'analyser sous l'angle de la représentation de la guerre en images, ou des débats à propos de l'intervention américaine au Viêtnam, des droits des minorités ou de la représentation des minorités dans les médias. Les producteurs de la série à CBS ont d'ailleurs reçu le soutien de nombreux vétérans du Viêtnam. La floraison, à l'époque, de films ou de séries ayant trait à la guerre du Viêtnam a conduit à une revalorisation du combattant et parfois, même, à une héroïsation. La rhétorique guerrière et nationaliste de l'ère Reagan n'est pas pour rien dans ce revirement.



Les vétérans du Viêtnam représentent alors un lobby particulièrement puissant au sein de la société américaine. CBS ne s'y trompe pas et lance la campagne promotionnelle de la série à la convention nationale des vétérans du Viêtnam, à Washington, le 31 juillet 1987. Le package remis à chaque personne présente comprend des documents insistant sur le caractère "authentique" de la série, qui va offrir le point de vue des combattants, dans un souci de "vérité". Le tout dans la tradition du western, où un groupe d'hommes fait face à l'adversité dans un milieu hostile, et à un ennemi redoutable, à travers l'initiative, l'héroïsme, la camaraderie et le sens du devoir envers une cause juste.

La fabrication de cette mythologie sur la guerre du Viêtnam tend à évacuer les véritables raisons politiques et sociales qui ont conduit à l'échec américain. L'épisode 6 de la première saisons (Rivalités) est révélateur. Il est inspiré d'événements authentiques : les conflits raciaux au sein de l'armée américaine au moment de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, les rébellions contre les officiers. Mais dans l'épisode, ce sont les agissements d'un soldat noir exemplaire, mais trop sensible aux questions raciales, qui entraîne une réaction violente des Blancs racistes et finit par mettre en danger la section américaine. Un meurtre a lieu mais pour détourner le problème, c'est finalement un Sud-Viêtnamien qui est en fait coupable du crime -ce qui n'est pas anodin non plus sur la représentation de l'allié viêtnamien. Le soldat noir, qui a gagné précédemment plusieurs médailles, est finalement transféré et l'ordre est restauré. L'épisode laisse entendre que le racisme est quelque chose d'aberrant apporté par des éléments extérieurs. Or, les historiens ont bien montré que le racisme a été présent au sein de l'armée américaine pendant la guerre du Viêtnam. Ils constituent une bonne part des conscrits, sont engagés dans les combats les plus durs, subissent plus de pertes. La justice militaire est plus sévère contre eux, à crime égal avec les Blancs : la moitié des détenus des prisons pendant la guerre est composée de Noirs.


Ci-dessous, le générique de la première saison (début), en VF, qui reprend la musique de fin de la VO.


 


La série insiste également beaucoup sur la relation père-fils. Deux conflits de génération sont présents à travers les personnages du lieutenant Goldman et du soldat Purcell, qui doivent tous les deux affronter leur père, tous les deux des héros des conflits précédents -et général pour Goldman. L'épisode 17 de la première saison (De l'héroïne pour les héros) met en scène cette question et celui, beaucoup plus sensible, de la consommation de drogue par les troupes américaines. Goldman, sceptique quant à la guerre menée au Viêtnam, affronte son père qui ne comprend pas pourquoi son fils rechigne à la tâche. Mais ils se réconcilient finalement pour sauver le soldat Ruiz qui a découvert un trafic de drogue orchestré par des criminels locaux et un sous-officier américain. Le conflit de génération est résolu, le problème de la drogue est résolu, face à des Sud-Viêtnamiens qui tentent de corrompre la jeunesse américaine. La question de la drogue, qui n'apparaît quasiment plus avant la fin de la série, montre le contrôle important exercé par le département de la Défense américain sur la production. On sait en réalité que le problème a pris des proportions colossales, moins certes en 1967 qu'en 1970, par exemple.

Tour of Duty se revendique également d'une posture "apolitique", comme cela est proclamé dans le package remis aux vétérans de la convention nationale. Certains personnages doutent fortement de la nécessité de mener la guerre au Viêtnam : mais ils font leur devoir, pour leur pays, comme si les soldats avaient été sans opinion. La politique est laissé aux militants noirs, aux pacifistes et aux antiguerre. Dans l'épisode 15 de la première saison (Permission spéciale), Taylor, Ruiz et Purcell sont en permission à Hawaï et tentent de séduire des étudiantes de Stanford, dont l'une prépare une thèse sur l'impérialisme américain. Quand la discussion s'envenime, les trois soldats américains massacrent à coups de poing les jeunes garçons qui sont venus prendre le parti des étudiantes. Façon commode d'évacuer le débat sur l'intervention américaine et de rejeter la défaite sur l'arrière : un thème commun de l'école révisionniste.

Dans l'épisode pilote, un élément important est la présence du soldat Horne, objecteur de conscience et antiguerre, qui est pourtant choisi par le sergent Anderson comme élément de renfort pour sa section. Anderson tente de convaincre Horne qu'il se bat d'abord pour lui et pour ses camarades. L'héroïsme des soldats américains masque mal l'absence de questions sur le pourquoi du sacrifice. L'épisode pilote met d'ailleurs en scène la section d'Anderson et du lieutenant Goldman en train de chercher une unité nord-viêtnamienne qui a attaqué le camp de base de l'unité. Les soldats américains sont ainsi représentés comme subissant des coups et ripostant, mais jamais comme à l'origine de la violence. Après avoir détruit un dépôt nord-viêtnamien, Horne doit tuer au couteau un survivant qui menaçait de tirer sur ses camarades. Le dialogue final de l'épisode résume bien l'esprit de la série : "Cette guerre est mauvaise !" dit Horn ; et Anderson de répondre : "Peut-être, mais ce n'est pas la question". Dans les épisodes suivants, Horne finira par abandonner de plus en plus sa posture antiguerre pour utiliser quasiment tous les types d'armes...

Tour of Duty se veut aussi une série réaliste, la plus réaliste même : une exigence que l'on retrouve souvent dans les productions américaines de l'époque, ainsi, dans le film Hamburger Hill (1987). Platoon avait également joué de son écriture à partir des souvenirs de guerre de son réalisateur, Oliver Stone, pour rendre le propos "réaliste". L'épisode pilote de Tour of Duty n'hésite pas à mélanger, au début, images de fiction et images d'archives du conflit. Dans plusieurs épisodes, les personnages regardent aussi des images d'archives à la télévision. Chaque épisode commence avec une citation ou une phrase, en blanc sur noir, qui est censée illustrer le contenu ou fait figure d'autorité sur la question. La musique d'époque, rock'n roll en tête, est intégrée dans la série. Tout cela ne produit pas le "réalisme" recherché, mais une vision déconnecté du contexte historique et politique plus large. La majorité des films sur la guerre du Viêtnam célèbre ainsi l'héroïsme et le sacrifice des vétérans, abandonnés par leur pays : un revirement complet par rapport au discours des années 1960 et même 1970.


L'épisode pilote de la série (ci-dessous) est un modèle du genre pour introduire à un discours reconstruit sur la guerre du Viêtnam. Ce qui n'enlève rien à son intérêt à proprement parler.


 


Il faut dire aussi que les vétérans du Viêtnam n'ont pas été pris en charge correctement à leur retour, en particulier par l'administration qui en était responsable. La population, marquée par la première défaite militaire d'envergure des Etats-Unis, ne les a pas forcément bien accueillis non plus. Ce thème a néanmoins été instrumentalisé et déformé pour alimenter le courant conservateur sur le conflit. Jusqu'à l'ère Reagan et le renouveau du patriotisme et du militarisme américain, le portrait du vétéran du Viêtnam dans les médias relevait plutôt du sadique psychopathe. Les séries policières, comme Kojak, en usent jusqu'à la caricature, le vétéran servant cette fois de bouc-émissaire commode pour l'échec américain. Mais l'éloge du guerrier et la victimisation des vétérans qui naissent à partir de la décennie 1980 ne sont pas plus sains. La réhabilitation des vétérans les instrumentalisent aussi comme promoteurs d'une mythologique conservatrice du conflit. Les producteurs de la série n'en disaient pas moins quand ils disaient vouloir "reconstruire la guerre du Viêtnam".


Pour en savoir plus :


Daniel MILLER, "Primetime Television's Tour of Duty", in Michael ANDEREGG (dir.), INVENTING VIETNAM. The War in Film and Television, Temple University Press, 1991, p.166-190.

2 commentaires:

  1. Je me souviens, quand j'étais jeune, d'avoir regarder avec assiduité cette série qui passait sur la chaine défunte 5...

    Sinon j'ai entre les mains le précieux ouvrage...

    Petite question indiscrète : le démarrage des ventes est bon ou pas ?

    amicalement,
    François Ginestet

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  2. Bonjour,

    Je n'ai pas encore de retour pour les ventes : je demanderai dans quelques temps.
    J'essaierai de proposer une analyse plus serrée de la première saison de L'enfer du devoir si je peux, prochainement...

    Bonne lecture !
    Cordialement.

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