mardi 12 novembre 2013

Un soldat nord-viêtnamien dans la guerre : Tra Tranh, 3ème compagnie, 174ème régiment, division 316

Tra Tranh a été enrôlé par l'armée nord-viêtnamienne, comme tous les hommes âgés de 18 à 45 ans. Il a reçu un entraînement d'infanterie de base, et a appris à se servir des armes soviétiques ou chinoises. Au printemps 1965, sa compagnie est envoyée au Sud-Viêtnam via la piste Hô Chi Minh. D'avril à novembre, elle mène plusieurs combats sur les Hauts-Plateaux et dans les montagnes environnantes.

[Le sergent Tra Tranh fait partie de la 3ème compagnie, 174ème régiment de la division 316] Je suis né en 1939 dans une famille de Thaïs noirs dans un village près de Lai Chau. De toutes les minorités de la région, les Thaïs Noirs sont différents des Thaïs blancs ou rouges. Nous sommes appelés ainsi en raison de la couleur de peau et du vêtement des femmes. Nous habitons surtout dans les vallées des hautes terres du nord-ouest du Viêtnam et du nord-est du Laos. Notre parenté détermine notre statut. Quelques familles de mon village constituent l'élite politique et religieuse, d'autres fournissent les fermiers, les artisans, les soldats. Selon la tradition des Thaïs noirs, chaque homme est un soldat [... ] Les villages ont toujours fait face aux agressions extérieures et aux menaces étrangères, celles des Chinois, des Français ou des Japonais. Depuis longtemps, chaque village a son "groupe d'autodéfense" pour protéger les personnes et la terre. Le groupe entraîne les hommes, organise la défense du village, et envoie des volontaires ou des conscrits pour les forces armées nationales.

 

Ma famille a une longue tradition de service militaire. Mon père a rejoint les nationalistes contre l'occupant japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Deux de mes frères ont combattu avec le Viêtminh et ont participé à la bataille de Dien Bien Phu en 1954. Le parti communiste a fourni un fort encadrement politique et militaire qui a permis aux Thaïs noirs et à tous les peuples viêtnamiens au Nord de remporter la victoire et d'obtenir l'indépendance. Mon père et mes frères sont devenus des héros. Ceux qui sont morts au combat ont leur nom placé dans les temples à côtés de ceux des ancêtres.[...] Comme tous les hommes entre 16 et 59 ans, je rejoins la force d'autodéfense en 1955. C'est une milice locale. [...] Après deux ans de milice et d'activité agricole, je suis enrôlé dans l'armée comme réserviste en 1958, comme tous les hommes de 18 à 45 ans du village. Je sers deux mois par an dans un bataillon de Thaïs noirs près de Lai Chau. La réserve est locale, ethnique et basée sur un système de rotation. Notre compagnie est composée de Thaïs noirs de mon village et de ceux aux alentours. Je connais beaucoup de mes camarades. [...]

J'apprends alors davantage, en utilisant des armes automatiques, des mitrailleuses, des armes antichars et antiaériennes et les tactiques d'unités. [...] A l'automne 1964, l'armée nord-viêtnamienne envoie de plus en plus d'hommes au Sud. Le gouvernement lance une mobilisation massive pour atteindre les effectifs requis par cette nouvelle politique. Les divisions commencent à activer leur réserve. Chaque division est formée de manière régionale. Par exemple, la plupart des hommes et des officiers de la division 308 proviennent de Hanoï. La division 308 est souvent appelée "la division capitale", puisqu'elle est aussi l'une des six premières à avoir été formées pendant la guerre d'Indochine. Notre division, la 316, est surtout constituée de minorités du nord-ouest du Nord-Viêtnam.

En décembre 1964, la division 316 appelle ses réservistes. Au point de rassemblement de la division, je suis affecté à la 3ème compagnie du 174ème régiment. Deux de mes amis, Tuan et Waong, sont dans ma compagnie. Nous avons que nous prendrons soin les uns des autres. Dans une formation "3-3", la division 316, forte de 15 000 hommes, a trois régiments, chacun à trois bataillons, chaque bataillon ayant trois compagnies. Les soldats de la 3ème compagnie sont pour la plupart des Thaïs noirs des environs de Lai Chau. Pendant l'entraînement intensif en vue des opérations de guérilla au Sud, les Thaïs noirs impressionnent par leurs capacités martiales, leurs aptitudes au tir et au combat au corps-à-corps. Nous gagnons notre surnom de "tigres de la montagne".

En mars 1965, notre compagnie part pour le sud. Nous voyageons par camion le long de la rivière Noire à partir de Son La, jusqu'à Linh Cam, une petite ville au centre du pays proche du 18ème parallèle. Puis nos camions pénètrent dans la cordillère annamite à l'ouest. Un matin, le lieutenant Ngu nous dit que nous allons entrer au Laos et passer la frontière. Il demande à tout le monde de lui remettre les éléments qui pourraient nous identifier comme Nord-Viêtnamiens.[...]  Après être entrés au Laos, nous commençons le périple sur la piste Hô Chi Minh. En raison des raids aériens et des reconnaissances ennemis, nous marchons surtout la nuit et nous reposons le jour.[...] En avril 1965, la compagnie entre au Sud-Viêtnam depuis le Laos. Je me rappelle que nous recevons alors deux nouveaux officiers, des cadres nord-viêtnamiens qui ont l'expérience de la guerre au Sud.

Notre compagnie est assignée pour consolider et renforcer les villages libérés non loin de la frontière avec le Laos, dans la zone montagneuse. Comme unité de montagnards, la 3ème compagnie est particulièrement apte à bâtir des défenses à flanc de colline, des tunnels sous les villages, des positions antichars ou antiaériennes. Mais les villageois ne nous font pas confiance. Il y a deux raisons à cela. La première est politique et réside dans la différence entre l'armée nord-viêtnamienne et le Viêtcong. Il y a une guerre civile entre le Nord et le Sud. Et il y a la guerre contre les Etats-Unis. Les Sud-Viêtnamiens veulent de nous contre les Américains mais ne veulent pas que nous prenions le Sud. Ils voient les deux forces comme des entités séparées, là où nous n'en voyons qu'une seule. La deuxième raison est ethnique. Les Viêtnamiens ne veulent pas de l'aide de minorités comme les Thaïs Noirs. Ils nous voient comme des barbares, et au Sud, les Viêtnamiens forment 85% de la population.

Au printemps 1965, la 3ème compagnie fait de chaque village une forteresse, puis se déplace au suivant. De temps en temps, nous combattons l'ARVN dans des combats de faible intensité. Généralement, nous lançons un coup de sonde sur un village tenu par l'ARVN pour étendre notre périmètre. Une escouade lance une attaque sur un poste adverse. L'ARVN appelle alors des renforts de la ville voisine. L'ARVN profite de la puissance de feu pour couvrir la retraite des défenseurs. Nous attendons qu'ils embarquent dans leurs camions et évacuent le village. Parfois cependant, l'ARVN revient en force et tente de reprendre le village. Un jour, en 1966, elle essaie de prendre l'un de nos villages fortifiés. La 3ème compagnie, prévenue à l'avance, envoie tous les hommes dans les tunnels. Notre capitaine tente d'envoyer un message à l'ennemi pour lui faire comprendre que nous ne lâcherons pas facilement. Après deux jours de combat, la 3ème compagnie et les forces locales du Viêtcong sont victorieuses. Mais j'ai perdu un ami. Waong a été gravement blessé lorsque le tunnel où se trouvait a été endommagé et qu'il a reçu des éclats de grenades lancées par l'ARVN. Quand je le vois après la bataille, il est couvert de sang. Nous l'enterrons avec les autres victimes des combats dans le cimetière du village. Le lieutenant Ngu prétend que nous avons détruit un véhicule blindé, tué 19 soldats de l'ARVN et blessé 36.

En 1968, notre compagnie est rapatriée au Laos. Je suis promu sergent. Sur place, nous combattons les Américains, bien que ce soit dans des engagements de faible ampleur. En 1971, je deviens sergent instructeur. Nous restons au Laos jusqu'en 1973. L'année suivante, nous retournons au Sud-Viêtnam. et participons aux offensives pour libérer le pays. Je quitte l'armée en 1975 après la victoire du Nord.


Pour en savoir plus :


XIAOBING LI, Voices from the Vietnam War. Stories from American, Asian, and Russian Veterans, THE UNIVERSITY PRESS OF KENTUCKY, 2010, p.39-46.

5 commentaires:

  1. C'est un article vraiment intéressant car très original et très rare. Très rare, dans le sens où, à ma connaissance, il y a très peu de témoignages du côté des "méchants Viets". Donc c'est du tout bon pour moi, qui aime bien lire les versions de l'événement dans les deux camps.

    A propos de votre ouvrage sur la fameuse offensive du Têt : j'ai beaucoup aimé parce que si je connais la guerre du Vietnam au travers de films tels "full metal jacket" et de séries comme "l'enfer du devoir", et joué à quelques jeux de stratégie sur le thème (dont un du magazine Vae Victis) je n'avais jamais approfondi la question. Même si vous affirmez que cet ouvrage n'est qu'un "résumé" moi je l'ai trouvé suffisamment détaillé pour être intéressant pour le grand public pas forcément au fait des événements de la guerre du Vietnam

    Sur l'affaire du policier tirant une balle dans la tête d'un vietcong (page 141 je crois), j'ai lu, il y a quelque temps déjà une version du prétexte de cette exécution : cet individu a été exécuté par Nguyen Ngoc Loan, le général de la police de Saigon, car c'est avéré que Nguyen Van Lem était un gradé du FNLSVN chargé d'exécuter les personnalités, fonctionnaires et autres proches du régime sud vietnamien. Est ce la vérité ?

    Bien à vous,
    François Ginestet

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  2. Bonjour François,

    On trouve de plus en plus en fait de témoignages de "l'autre côté de la colline" dans des ouvrages récents, surtout anglo-saxons. La connaissance historique progresse, même de ce côté.

    Merci pour le livre, qui reste cependant une simple introduction au sujet, vu le format et la méthode (fait à partir de sources secondaires, ce n'est pas un travail d'historien).

    Sur l'exécution de Loan, si je me souviens bien, effectivement l'exécuté était un officier du viêtcong. Il faudrait creuser la question, je vais regarder.

    Cordialement.

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  3. Bonjour,

    Je me permets d'abonder dans votre sens.
    Nguyen Van Lem possédait le grade de capitaine et était un sapeur VC (sa veuve l'a formellement reconnu en tant que membre du VC) . Durant l'offensive du têt Lem captura un officier de l'ARVN, le colonel nguyen tuan qu'il menaça de d’assassiner si ce dernier ne lui révéla pas où se trouvait un dépôt de blindés que le VC désirait récupérer. Le colonel refusant de parler vit sa famille -qui comprenait des enfants en bas âge-exécutée avant de lui même périr par la main du capitaine lem .le général Loan visita lui même la scène du crime où lem fut peu après capturé après son forfait. La fureur du général loan qui le mena à exécuter froidement son prisonnier s'expliquerait par le fait qu'il était lui même ami de la victime et parrain d'un des enfants assassinés.
    Durant l'offensive du têt les bâtiments occupés par les familles des officiels et militaires sud-vietnamiens furent effectivement un objectif pour le vietcong et de nombreux massacres furent reportés.

    Eddie adams regretta profondément d'avoir pris ce cliché,je crois qu'il avait déclaré qu'il avait tué le général par cette photographie.

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  4. Il existe une littérature assez conséquente traduite en français relatant les témoignages des membres de l'APV et du FNL . quelques exemples les plus célèbres: Bao ninh, dang thuy tram http://lescahiersdunem.fr/dung-dot-ne-le-brulez-pas-un-film-de-dang-nhat-minh/ pour les hommes et femmes du rang, Bui Tin pour sa perspective de haut gradé et même Duong Thu Huong pour son expérience en tant qu'artiste de troupes.

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  5. Merci pour les précisions sur l'exécution. Je tâcherai d'y revenir un peu plus en détail dès que possible.
    Effectivement comme vous le soulignez, il y a aussi des traductions françaises des témoignages. Simplement en anglais c'est plus "massif", pour ainsi dire.

    Cordialement.

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