mardi 1 octobre 2013

Troisième interview : La voie de l'épée (Michel Goya)

A son tour, Michel Goya, qui tient le blog La voie de l'épée et qui a lu L'offensive du Têt, a bien voulu me poser quelques questions sur le livre. Merci à lui.


L'offensive du Têt est relativement mal connue du grand public français. Quelles en sont les grandes étapes et les originalités ?

Effectivement, l'offensive du Têt reste mal connue du grand public français, à l'image de la guerre du Viêtnam, d'ailleurs. Il faut dire que l'historiographie est dominée par les Américains et que peu de chercheurs français s'y intéressent -sauf en lien avec la guerre d'Indochine, généralement.

Les grandes étapes sont le reflet du plan communiste. Il y a d'abord la phase de diversion, prévue pour attirer les troupes américains hors des zones côtières et peuplées, de façon à dégarnir les villes pour la phase principale de l'offensive. Elle commence à l'automne 1967 avec des attaques sur des points proches des frontières du Sud-Viêtnam. Le camp des Marines à Con Thien, au sud de la zone démilitarisée, subit ainsi un siège en règle et un pilonnage d'artillerie en septembre 1967, les premières escarmouches ou assauts ayant commencé en avril-mai. En octobre, les communistes attaquent par surprise la ville de Loc Ninh, au nord de Saïgon, près de la frontière cambodgienne et, contrairement à leur habitude, s'y maintiennent. En novembre, cette « bataille des frontières » culmine autour de Dak To, sur les Hauts-Plateaux, où la 173ème brigade aéroportée bute dans plusieurs régiments nord-viêtnamiens retranchés sur des hauteurs, notamment la colline 875, où les combats sont particulièrement violents. Enfin, durant la majeure partie de l'année 1967, les Nord-Viêtnamiens investissent les environs du camp de Khe Sanh, au nord-ouest du Sud-Viêtnam, au sud de la zone démilitarisée et à la frontière du Laos, pour en faire le siège. L'objectif de la phase de diversion n'est pas véritablement rempli : les troupes américaines dépêchées en renfort sont fréquemment redéployées vers les zones côtières ou près des villes d'où elles étaient venues. En revanche, cette diversion a contribué à fixer l'attention des Américains, et en premier lieu de leur commandant, Westmoreland, sur les frontières, et les pertes ont parfois été lourdes, comme celles des « Sky Soldiers » à Dak To.
 
 

L'offensive du Têt à proprement parler débute dans la nuit du 30 au 31 janvier 1968. Le Viêtcong, essentiellement, lance ses troupes régulières à l'assaut de la plupart des capitales provinciales et des grandes villes du Sud-Viêtnam. Au départ, la surprise est totale et permet à l'assaillant de s'emparer de nombre d'objectifs. Mais le plan n'a pas prévu ce qu'il convient de faire en cas de succès : aussi le Viêtcong demeure-t-il sur place sans exploiter la réussite initiale de certaines opérations. Ce faisant, il s'expose aux contre-attaques immédiates de l'armée sud-viêtnamienne, qui ne s'est pas effondrée, et des Américains, qui réagissent très vite. Passée la première semaine de février, les combats ne se prolongent qu'à Saïgon, un des principaux objectifs du Têt, à Hué, la grande ville du nord prise dès le 31 janvier par les Nord-Viêtnamiens, et à Khe Sanh, assiégée depuis le 20-21 janvier. À Hué, les Marines, épaulés par l'ARVN, mettent un mois à reconquérir la ville, pied à pied, face à plusieurs régiments nord-viêtnamiens bien retranchés. Khe Sanh n'est dégagé que le 7 avril par une opération de la 1ère division de cavalerie, des Marines et de l'ARVN qui brise le maigre étau subsistant autour du camp retranché -le siège n'est plus maintenu que par un rideau de troupes nord-viêtnamiennes dès le mois de mars. Le Têt ne se termine pas avec la levée du siège de Khe Sanh puisque dès le mois de mai, les Nord-Viêtnamiens lancent la phase II de l'offensive, en repartant à l'attaque, notamment à Saïgon. Le mois de mai 1968 est d'ailleurs le plus sanglant de toute la guerre pour l'armée américaine. Enfin, une nouvelle série d'attaques, qui correspond à la phase III, a lieu en août et s'arrête en septembre.

Quant aux originalités de l'offensive, il y en a plusieurs. D'abord, c'est la première offensive généralisée à l'ensemble du Sud-Viêtnam depuis l'intervention directe des Américains, en 1965. Le plan communiste a été pensé de bonne heure, mais n'est sélectionné qu'en 1967, afin de conserver l'initiative. L'originalité tient aussi à sa complexité, puisqu'il intègre un vaste prélude de diversion et deux phases optionnelles après la première en cas d'échec de celle-ci, et c'est bien ce qui arrive en réalité, les trois phases se succédant de janvier à août 1968. Le plan est original parce qu'il prévoit d'attaquer des villes qui ont été jusque là épargnées par le conflit, comme Hué, capitale culturelle et symbolique du Sud-Viêtnam, de façon à faire comprendre à la population que le régime sudiste ne peut garantir sa sécurité et précipiter les ralliements. Enfin, ce qui est frappant dans la stratégie communiste, c'est l'étroite imbrication entre les volets politique et militaire : les buts de l'offensive ne sont pas tant militaires (infliger le plus de dégâts aux Américains) que politiques (provoquer un soulèvement populaire, désintégrer l'ARVN par les ralliements, entraîner le retrait américain du Sud-Viêtnam, et in fine la chute de Saïgon).

L'offensive du Têt est un modèle de campagne opérative dont l'effet stratégique est supérieur à la somme des résultats tactiques, souvent médiocres voire négatifs. N'est-ce pas à cet échelon entre le tactique et le stratégique que la supériorité du Nord s'est faîte ?

Probablement. Il faut aussi bien voir que l'effet recherché est avant tout politique : certains dirigeants communistes s'interrogent d'ailleurs sur la capacité des troupes régulières du Viêtcong à tenir dans un contexte plus conventionnel, notamment en combat urbain. Sur le plan militaire, s'il est vrai que l'offensive est globalement un échec, celui-ci occulte que la surprise initiale a permis de beaux succès tactiques au Viêtcong ou aux Nord-Viêtnamiens. Sur la base aérienne de Tan Son Nhut, le Viêtcong infiltre la base et n'est repoussé que sur le tarmac par deux bataillons de paras sud-viêtnamiens qui se trouvent  là par le plus grand des hasards. A Hué, les Nord-Viêtnamiens manquent d'emporter la totalité de la ville qui ne doit son salut qu'à la résistance tenace d'éléments de la 1ère division d'infanterie de l'ARVN, unité d'élite, et de conseillers militaires anglo-saxons. Enfin, près de Khe Sanh, les Nord-Viêtnamiens engagent pour la première fois une douzaine de blindés (des chars légers amphibie PT-76 soviétiques) qui submergent le camp des forces spéciales à Lang Vei, sans que les Marines ou l'aviation ne puissent rien y changer. Le schéma de l'offensive semble effectivement mettre en oeuvre une forme d'art opératif : il est difficile de déterminer une influence extérieure, Giap ne s'étant jamais véritablement exprimé sur ce sujet. En retraçant son parcours, on imagine que des contacts avec les Soviétiques ou les Chinois ont pu amener, d'une certaine façon, à esquisser ce niveau intermédiaire de la guerre que l'on voit à l'oeuvre durant le Têt -quand et comment, c'est la question. Mais l'offensive ne doit probablement rien, par exemple, à des conseillers du bloc communiste.

Une des nombreuses qualités de votre travail est la place qu'il accorde à l'acteur oublié de cette campagne : l'armée sud-vietnamienne, presque toujours présentée comme faible et corrompue. Sa solidité et son efficacité ont surpris tout le monde dans cette campagne et sont peut-être la clé de son résultat immédiat. Comment l'expliquez-vous ?

L'armée sud-viêtnamienne a été effectivement, pendant longtemps, l'une des grandes oubliées, ou méprisées, de l'historiographie. Si elle ne s'effondre pas comme l'espéraient les communistes en déclenchant l'offensive, c'est pour plusieurs raisons. D'abord, la junte militaire dirigée par le président-général Thieu, depuis 1965, tient en main l'armée, politiquement parlant, à la suite de Diêm. Ensuite, les unités d'élite de l'ARVN, qui ont mené les opérations de combat et continuent à en mener, régulièrement, après l'intervention américaine, jouent un rôle décisif. A Saïgon, la défense s'articule notamment autour des Rangers, de quelques bataillons de Marines et de paras. A Hué, la 1ère division d'infanterie réussit à s'accrocher dans la partie nord de la ville qu'elle reconquiert pratiquement seule -si l'on excepte un bataillon de Marines américains envoyé en renfort mi-février- face aux Nord-Viêtnamiens. Même à Khe Sanh, les Marines sont épaulés par le 37ème bataillon de Rangers de l'ARVN qui subit d'ailleurs l'un des assauts principaux contre la base. Enfin, la plupart du temps, la population se place sous la protection de l'ARVN, voire des Américains, face à l'assaut communiste, ce qui regonfle le moral des soldats sud-viêtnamiens après le choc de l'offensive. En outre ceux-ci constatent rapidement que les Américains se reprennent et qu'eux-mêmes peuvent venir à bout des groupes d'assaut du Viêtcong, comme à Saïgon par exemple.

S'il est vrai que l'armée sud-viêtnamienne est l'un des acteurs majeurs dans la défaite  globale des communistes pendant le Têt, il n'en demeure pas moins que la performance est contrastée. D'abord parce que les divisions d'infanterie réalisent des performances inégales. Ensuite, les unités d'élite, fréquemment engagées, sortent épuisées et usées de l'offensive du Têt, ce qui aura des conséquences par la suite. Enfin, il faut remarquer que les Américains peinent toujours à coordonner leur action avec l'allié sud-viêtnamien. Le cas le plus emblématique à cet égard est sans doute celui de Hué : la reconquête de la ville est divisée entre les Marines au sud et les Sud-Viêtnamiens au nord, les tirs fratricides ne sont pas rares, les Américains manifestent parfois, surtout a posteriori, plus de respect pour l'adversaire communiste que pour l'allié sud-viêtnamien, dont les soldats sont régulièrement accusés d'être des pilleurs ou des lâches. Or, en réalité, à Hué, ne sont engagées que des unités d'élite -Marines, paras, 1ère division d'infanterie- dont les pertes sensibles montrent la détermination au combat, alors même que l'équipement n'est pas forcément moderne.

Qu'ont retenu les Américains de ce conflit, dont on pense généralement qu'ils l'ont refoulé aussitôt ?

Il y a effectivement, assez largement, un effet repoussoir de la guerre du Viêtnam pour les militaires américains, dès 1973 et surtout après 1975. Dès l'année suivante, on voit que l'armée américaine se recentre sur le combat conventionnel face aux Soviétiques dans le cadre de la doctrine « Active Defense » en Europe, supplantée quelques années plus tard par la fameuse doctrine de l' « Airland Battle ». A dire vrai, le questionnement est plus le fait des historiens de l'armée américaine, qui souvent penchent dans le courant révisionniste, c'est à dire celui qui pense que la guerre du Viêtnam aurait pu être gagnée. Certains, tel Harry Summers, sont alors persuadés que le pouvoir politique a bridé les militaires, les empêchant notamment de bombarder efficacement le Nord-Viêtnam, voire de l'envahir, ou tout simplement de détruire la piste Hô Chi Minh en attaquant le Laos, en particulier. D'autres, comme Andrew Krepinevich, sont plus critiques à l'égard de l'armée américaine qui n'aurait pas mené, en fait, la bonne guerre, étant trop focalisée sur la dimension conventionnelle. Ce qui est frappant, c'est que l'armée américaine s'est tournée ensuite, sous l'égide d'hommes comme Schwarzkopf ou Powell, tous les deux vétérans du Viêtnam, vers la dimension conventionnelle et la découverte de l'art opératif, comme le montre la guerre du Golfe. En revanche, la dimension contre-insurrectionnelle, la question des liens entre buts politiques et militaires dans le cadre d'une stratégie cohérente, ont été largement délaissés. On en constate les limites lorsque les Etats-Unis  doivent faire face, après la chute de l'URSS, à des formes de combat qui ne relèvent plus seulement de la guerre conventionnelle, mais plus uniquement, aussi, de la contre-insurrection.

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