jeudi 29 août 2013

L'historiographie de la guerre du Viêtnam

Aux Etats-Unis, la littérature "historienne" consacrée à la guerre du Viêtnam est sans doute l'une des plus abondantes aux côtés de celle de la guerre de Sécession, dans le genre. Il faut dire que le débat historiographique sur la guerre du Viêtnam est particulièrement vif et ne porte pas seulement sur l'interprétation de tel ou tel aspect du conflit.

Les points de désaccord se concentrent sur quelques points. Le premier est de savoir pourquoi les Etats-Unis se sont retrouvés à intervenir directement au Viêtnam. L'intervention américaine était-elle nécessaire ou, au contraire, était-elle une terrible erreur ? Le second concerne le sort de la guerre. Pourquoi, avec tous les moyens à leur disposition, les Etats-Unis n'ont-ils pas réussi à maintenir un Sud-Viêtnam indépendant ? Est-ce qu'un changement de stratégie aurait permis de l'emporter ou bien la guerre était-elle ingagnable ? Enfin, reste la question de la signification du conflit et des leçons à en tirer. L'intervention au Viêtnam montre-t-elle les limites de l'action extérieure des Etats-Unis, en particulier en matière de construction de l'Etat, ou bien souligne-t-elle plus la nécessité d'une meilleure stratégie ou d'un meilleur leadership ? Toutes ces questions entrent en collision directe avec la politique américaine depuis la chute du Viêtnam : on tente d'en tirer les leçons pour les opérations du moment.

Globalement, les historiens se divisent fondamentalement en deux camps. Le premier regroupe ceux qui pensent que la guerre du Viêtnam n'était pas justifiée et qui critiquent l'intervention américaine. Ceux-ci doutent également de la possibilité d'installer un Sud-Viêtnam anticommuniste véritablement solide. Le second camp regroupe au contraire ceux qui voient l'intervention comme légitime et qui pensent que la guerre aurait pu être gagnée par les Américains. Il y a d'importances nuances toutefois au sein des deux groupes, mais la division reste encore, aujourd'hui, assez commode pour aborder l'historiographie de la guerre du Viêtnam.

 

La première école, dite orthodoxe, a dominé l'interprétation de la guerre alors que celle-ci n'était pas encore terminée. Sa vis-à-avis, que l'on appelle l'école révisionniste, a commencé à apparaître après la chute de Saïgon et surtout sous l'ère Reagan, à partir des années 1980. Les journalistes et les anciens personnages officiels ont contribué à alimenter la première école, comme Arthur Schlesinger Jr,, qui dès 1967 dénonce un anticommunisme maladif et la volonté des Etats-Unis d'imposer leur vision au reste du monde. Frances FitzGerald, en 1972, dans Fire in the Lake, reproche aux Américains d'avoir complètement ignoré le contexte local et les premiers concernés, les Viêtnamiens, communistes ou non. C'est aussi à ce moment-là qu'apparaît la théorie du "bourbier" : d'Eisenhower à Johnson, les présidents successifs auraient agi au coup par coup, sans intention mauvaise, en ne voyant pas qu'ils conduisaient les Etats-Unis dans une guerre ingagnable. Cette thèse est fracassée en 1971 par la révélation des "Pentagone Papers", qui montrent au contraire que les présidents américains savaient très bien qu'un échec était possible au Viêtnam. Daniel Ellsberg, à l'origine de la fuite, pense quant à lui que les présidents ont préféré une impasse probable à un échec, en particulier parce que les démocrates ne voulaient pas être accusés, aux Etats-Unis, d'être "mous" à l'égard du communisme. L'historien George Herring, en 1979, dans son livre America's Longest War, pense au contraire que les Etats-Unis ont collé à la doctrine du containment et ont surtout mal évalué le communisme. Les historiens radicaux ont une toute autre interprétation, économique celle-là : si les Etats-Unis se sont engagés au Viêtnam, c'est pour écraser les mouvements du Tiers-Monde qui bloquait l'instauration d'un capitalisme américain à l'ensemble du globe et qui empêchait le libre-échange. Anatomy of War (1985) de Gabriel Kolko est le livre phare de cette école. Les historiens radicaux vont donc beaucoup plus loin que les orthodoxes au sen strict qui expliquent l'intervention au Viêtnam par une politique étrangère guidée par la peur et des considérations intérieures.

L'arrivée au pouvoir de Reagan, en 1980, influence considérablement le débat historiographique sur la guerre du Viêtnam. L'ère Reagan, marquée par un renouveau du patriotisme américain et par une posture américaine beaucoup plus offensive, aboutit, selon les mots mêmes du président, à la "noble cause" : la guerre aurait pu être gagnée avec davantage de détermination. Les conservateurs veulent écraser tous les doutes suite à la défaite qui pourraient empêcher de mener une politique étrangère plus agressive. La situation du Viêtnam, entravé par des problèmes économiques et dirigé par un Etat policier, fournit des munitions aux conservateurs et démonte l'image quelque peu "romantique" des communistes viêtnamiens que l'on trouvait chez certains historiens orthodoxes. Ralph Smith ouvre le feu pour l'école révisionniste en arguant du fait que les communistes viêtnamiens faisaient bien partie d'un mouvement international et menaçaient la sécurité des Etats-Unis. D'autres auteurs avancent quant à eux une justification plus morale : les Américains devaient intervenir pour sauver le Sud-Viêtnam. C'est la position de Guenter Lewy ou de Norman Podhoretz. La question qui occupe pourtant le plus les révisionnistes est de savoir comment l'armée la plus puissante du monde a pu être vaincu par des paysans. Grant Sharp, ancien commandant en chef du Pacifique, est l'un des premiers à soutenir que la guerre n'a pas été perdue sur le terrain, mais à Washington, en raison des limites imposées aux bombardements sur le Nord, en particulier. Sharp développe aussi ce qui va devenir un des thèmes récurrents des révisionnistes : la responsabilité des médias et de la protestation intérieure aux Etats-Unis pour expliquer la défaite américaine. Cependant, les révisionnistes ne sont pas d'accord entre eux sur la façon dont la guerre aurait pu être gagnée : certains penchent pour un effort conventionnel sans restrictions, tandis que d'autres vantent les mérites de la contre-insurrection. Harry Summers, dans son livre On Strategy (1982), représente le premier courant : pour lui, les Américains se sont tout simplement trompés de cible. Ce n'est pas le Sud-Viêtnam mais le Nord qu'il aurait fallu attaquer, ainsi que les sanctuaires du Laos et du Cambodge. Face à Summers, qui prétend que les Américains ont tout de même mené une campagne de contre-insurrection, Andrew Krepinevich souligne au contraire que l'approche de Westmoreland, basée sur une guerre d'attrition et la recherche d'une "grande bataille", ne convenaient pas.

Les révisionnistes n'ont pas éclipsé le courant orthodoxe, qui reste d'ailleurs majoritaire dans le monde universitaire américain. Le révisionnisme se prolonge cependant, par les travaux de Michael Lind, qui justifie encore l'intervention comme nécessaire, ou ceux de Lewis Sorley, qui lui ne reconnaît même pas la défaite, expliquant qu'Abrams, le successeur de Westmoreland, a remporté la guerre en 1971 ! (les deux livres sont parus en 1999). Cependant, l'apaisement des mémoires, avec le temps, le travail de plus en plus méticuleux des historiens et l'accès à de nouvelles sources permet aussi, parfois, de dépasser cette querelle. McMaster, en 1997, montre combien les relations heurtées entre responsables civils et militaires américains conduisent l'administration Johnson à l'intervention. Les travaux sur les alliés du bloc communiste du Viêtnam apportent aussi des éléments intéressants : le livre de Qiang Zhai sur le rôle de la Chine explique combien l'augmentation du soutien chinois joue incontestablement dans la mécanique de l'intervention américaine. Surtout, les historiens américains commencent enfin à s'intéresser à la dimension viêtnamienne du conflit : essentiellement au Sud-Viêtnam, qui jusque là avait été particulièrement délaissé, y compris dans sa dimension militaire.


Pour en savoir plus :


Phillip E. Catton, "Refighting Vietnam in the History Books: The Historiography of the War", OAH Magazine of History, Vol. 18, No. 5, Vietnam (Oct., 2004), pp. 7-11.

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