Après avoir refait la fiche de l'ouvrage du général Lam Quang Thi qui donnait un point de vue sud-viêtnamien sur la bataille d'An Loc (1972), je reviens sur un "classique" à propos de cette même bataille, l'ouvrage de l'historien américain James H. Willbanks. Willbanks, ancien lieutenant-colonel de l'US Army
devenu historien, a participé lui-même, en tant que conseiller auprès
de l'armée sud-viêtnamienne, à la bataille. Il avait signé, en 1993, un
premier papier pour Combat Studies Institute, sur la bataille
d'An Loc. Après avoir écrit un ouvrage sur les dernières années de la
guerre du Viêtnam et la viêtnamisation, Willbanks revient à la bataille
d'An Loc en utilisant des sources américaines, sud-viêtnamiennes et
surtout nord-viêtnamiennes, qui sont désormais davantage disponibles. On
sent cependant à la lecture de l'introduction que Willbanks cherche
surtout à insister sur la participation américaine à la bataille, celle
des conseillers militaires et de l'aviation, essentiellement.
Le
premier chapitre rappelle le développement de l'armée sud-viêtnamienne
après le retrait américain, progressif, dès 1969. La situation de l'ARVN
est peut-être vue sous un angle un peu trop optimiste, même si
l'historien rappelle la débâcle de l'opération Lam Son 719 au Laos en
février 1971 (mais a contrario valorise sans doute un peu trop
l'incursion cambodgienne d'avril-mai 1970). Le retrait américain
continue : en mars 1972, il ne reste plus que deux brigades au
Sud-Viêtnam (3rd Brigade, 1st Cavalry Division à Bien Hoa et la 196th Light Infantry Brigade
à Da Nang). Il reste aussi un peu plus de 5 000 conseillers auprès de
l'armée sud-viêtnamienne. L'USAF maintient encore cependant plus d'une
centaine d'appareils et l'US Navy dispose aussi de deux
porte-avions dans le golfe du Tonkin. Au départ, Américains et
Sud-Viêtnamiens ne croient pas à une offensive d'envergure en 1972, et
ne s'y rallie qu'au printemps de cette même année : ils pensent que
l'effort portera sur les deux zones tactiques du nord du pays (I et II)
avec un effort moindre autour de Saïgon.
Le
projet d'offensive de Hanoï est en fait motivé par les succès de la
pacification sud-viêtnamienne dans les campagnes et par la piètre
performance de l'ARVN pendant l'opération Lam Son 719. En outre,
les Nord-Viêtnamiens savent que Nixon doit se déplacer en Chine en 1972,
ce qui risque de faire perdre à Hanoï le soutien de son puissant allié.
L'offensive permet à Giap de solliciter un important matériel de l'URSS
et de la Chine, dont, pour la première fois, des missiles antichars
AT-3 et antiaériens SA-7. Giap prévoit une attaque en trois pinces, avec
3-4 divisions chacune, soutenues par les chars et l'artillerie : la
première à travers la zone démilitarisée, la deuxième au nord de Saïgon,
et la dernière sur les Hauts-Plateaux, à Kontum. Le but est de
semer la confusion dans l'ARVN et de l'empêcher de concentrer
efficacement ses réserves stratégiques. L'objectif final est d'amoindrir
au mieux l'armée sud-viêtnamienne et de s'emparer des villes et du
maximum de terrain, de disloquer la viêtnamisation et la pacification,
pour accélérer le retrait américain et faire tomber le Sud. Un
gouvernement provisoire communiste doit être installé à An Loc.
L'offensive est prévue pour le 30 mars, de façon à bénéficier de la
saison sèche entre les deux périodes de mousson du Viêtnam. Hanoï la
baptise campagne Nguyen Hue, du nom d'un héros national vainqueur
des Chinois en 1789. Côté américain, on parlera d'offensive de Pâques
1972. L'offensive engage 14 divisions et 26 régiments indépendants
(l'équivalent de 20 divisions), 130 000 hommes, avec 1 200 véhicules
blindés. Le Nord ne garde à vrai dire qu'une seule division en réserve.
L'assaut est cette fois conventionnel, avec barrages d'artillerie,
vagues de chars et d'infanterie. Dès le 6 mai, le président Nixon ordonne le renforcement des moyens aériens et navals américains, puis le bombardement d'Hanoï et d'Haïphong,
enfin l'interdiction du Nord-Viêtnam pour empêcher les renforts de
descendre au Sud. Le nombre de chasseurs tactiques est porté à plus de
400 et le nombre de B-52 à plus de 170. 4 porte-avions supplémentaires
sont dépêchés par la Navy, et les Marines acheminent des escadrilles. Pour Nixon, la bataille sera le test ultime de la viêtnamisation.
La
zone tactique du IIIème corps, où vont avoir lieu les combats pour An
Loc, a été l'une des zones les plus actives de la guerre au moment du
pic de présence américaine. En 1972, elle est commandée par le général Nguyen Van Minh, assisté du général américain Hollingsworth,
qui d'après Willbanks, jouera un rôle important pour soutenir le moral
de l'ARVN et demander des frappes de B-52 supplémentaires auprès du
commandant du MACV, Abrams. La zone dispose de trois divisions d'infanterie, les 5th, 18th et 25th. La province de Binh Long,
rurale, a connu d'importants combats dès 1967 en raison de la proximité
de la frontière cambodgienne et des camps de base viêtcongs. An Loc n'a
pas d'intérêt stratégique en soi mais elle se situe sur une route
nord-sud, qui la coupe en deux et qui mène à Saïgon. Le chef de la
province est le colonel Nhut, considéré comme l'un des meilleurs officiers de l'ARVN, assisté par l'équipe de conseillers du colonel Corley. Nhut dispose de 2 000 hommes des forces régionales ou populaires. La 5th Infantry Division a la charge de la province mais elle est dispersée dans sa zone d'opérations. Elle est commandée par le général Hung, un membre du "clan du delta" nommé par le général Minh. Hung est conseillé par l'équipe du colonel Miller, avec lesquelles les relations ne sont pas au mieux, d'après Willbanks. En face, le général Tran Van Tra, commandant le front B-2, dispose de trois divisions. Après une attaque de diversion sur la province de Tay Ninh, la 5ème division s'emparera de la ville de Loc Ninh
au nord d'An Loc, cette dernière ville étant assaillie ensuite par la
9ème division. La 7ème division doit former un barrage au sud d'An Loc
pour couper la route n°13 et priver les défenseurs de renforts venus de
Saïgon. L'ensemble est appuyé par la 69ème division d'artillerie, deux
régiments de blindés (T-54, T-59 chinois, BTR-50PK, ZSU-57/2) et un
régiment antiaérien. Les Nord-Viêtnamiens comptent empêcher le soutien
aérien en déployant un parapluie de DCA, mais ils sous-estiment
gravement l'effort auquel ils vont être confrontés.
Malgré des reconnaissances dans l'est du Cambodge de la 5th Infantry Division,
Américains et Sud-Viêtnamiens pensent que l'adversaire attaquera via la
province de Tay Ninh, point d'entrée habituel des offensives
communistes. Seul le colonel Miller pressent le danger sur la province
de Binh Long, mais il n'est pas entendu. Le 2 avril, les
Nord-Viêtnamiens attaquent dans la province de Tay Ninh, et utilisent
bientôt des chars, ce qui renforce les craintes de leurs adversaires. En
réalité les attaques de la 7ème division visent à couvrir la fin du
déploiement des deux autres. Le 5 avril, les Nord-Viêtnamiens se jettent
sur Loc Ninh. Miller n'a pas confiance dans le colonel Vinh, commandant
du 9th Regiment qui défend la place. Un squadron blindé
situé au nord de la ville se serait rendu sans combattre, d'après
Willbanks, ce que conteste le général Thi dans son ouvrage sur la
bataille d'An Loc. Les AH-1G Cobra et les AC-130 se dépensent
sans compter face à une DCA très agressive. Loc Ninh tombe finalement le
7 avril, plusieurs conseillers américains sont tués et d'autres
capturés, à peine 50 survivants sud-viêtnamiens arrivent à s'échapper
alors qu'un millier a été fait prisonnier. La Task Force 52,
entre Loc Ninh et An Loc, qui a tenté de voler au secours de la première
ville, est prise à partie par les Nord-Viêtnamiens et ne reçoit l'ordre
de décrocher que le 7 avril. Sous le feu de l'artillerie, seuls 600
hommes sur un millier parviennent à gagner An Loc. Les Nord-Viêtnamiens
capturent un matériel considérable, la défaite est sévère.
Le 7 avril, le président Thieu, reconnaissant l'importance de la menace, expédie la brigade aéroportée de réserve et la 21th Infantry Division
pour secourir An Loc. Thieu annonce que la ville sera défendue jusqu'à
la mort. Hollingsworth, de son côté, pour éviter la débandade de Quang
Tri suite au départ des conseillers américains par hélicoptère, fait
rester ceux d'An Loc dans la ville. Pour renforcer la défense, le 3rd Ranger Group est également héliporté à An Loc. La 1st Airborne Brigade
tente au départ de briser l'étau au sud de la ville, pour rétablir la
liaison terrestre. Parallèlement, le colonel Nhut forme les miliciens en
leur distribuant notamment des lance-roquettes antichars M72 LAW et en
les préparant au combat de rues. Mais la défense manque cruellement
d'artillerie. Les Nord-Viêtnamiens bombardent An Loc dès le 5 avril, et
occupent au soir du 7 la piste de Quan Loi, au nord : la ville
est encerclée. Ils dominent la cité depuis les hauteurs. Mais ils
doivent se réorganiser car leurs succès les ont pris au dépourvu et la
logistique ne suit pas. Ce laps de temps permet à la 5th Division
de rapatrier certaines de ses unités avant le premier assaut. Celui-ci
survient le 13 avril, après un barrage de 7 000 obus. Les T-54 roulent
sur l'artère principal et il faut toute l'habileté des Cobras et
la détermination des miliciens armés de M72 pour rétablir la situation.
En outre, les Nord-Viêtnamiens n'appliquent pas de combinaison des armes
et les chars avancent isolés, se croyant en terrain conquis. Les
combats durent encore deux jours durant lesquels avions tactiques, B-52
et gunships apportent un soutien massif aux défenseurs. Les
contrôleurs aériens ont d'ailleurs fort à faire au vu du volume
d'appareils qui évoluent au-dessus d'An Loc. Pour éviter les accidents
et rationnaliser les frappes, des secteurs sont définis pour les
Américains et pour les Sud-Viêtnamiens. Le 14 avril, la 1st Airborne Brigade est héliportée au sud-est d'An Loc : elle est remplacée sur la route n°13 par la 21st Infantry Division du
delta, qui va tenter de faire sauter le bouchon nord-viêtnamien. Hanoï,
qui espérait prendre An Loc le 15 avril, doit changer ses plans.
La 9ème division viêtcong lance
une nouvelle attaque le 19 avril et cherche en particulier à détruire
l'artillerie restante de l'ARVN. Là encore l'aviation joue un rôle
important pour bloquer l'attaque. La ville est coupée en deux, les
Nord-Viêtnamiens occupant la moitié nord, l'ARVN le sud. Le 81st Ranger Battalion,
formé d'anciens commandos de l'ARVN, mène des raids dans la ville avec
le soutien des gunships. 1 000 obus tombent chaque jour sur An Loc. 15 à
20 000 civils sont pris au piège avec les combattants. Les
Nord-Viêtnamiens n'hésitent pas à les pilonner pour les empêcher de
quitter l'agglomération. La ville n'est ravitaillée que par air. Les
C-130 américains doivent intervenir pour pallier les pertes
sud-viêtnamiennes, à cause du puissant rideau de DCA. Mais
l'intervention est compliquée par la présence de ces nombreuses armes
antiaériennes et d'une puissante artillerie. 5 C-130 sont perdus au
cours de ces missions de ravitaillement.
L'ARVN
tient le tiers sud de la ville, les Nord-Viêtnamiens le tiers nord, et
le tiers restant au milieu forme le no-man's-land. La 5ème division viêtcong,
qui a pris Loc Ninh, remplace la 9ème, qui a échoué dans les deux
premiers assauts. La DCA est rapprochée au plus près. Miller, épuisé,
est remplacé le 10 mai, la veille de la troisième attaque, précédée par
un tir de 7 500 obus. En plus des atouts habituels, les Nord-Viêtnamiens
se servent pour la première fois massivement des lance-missiles
antiaériens SA-7 Strela pour tenter de gêner le soutien aérien
aux défenseurs. Les assaillants parviennent à enfoncer deux saillants
dans les positions sud-viêtnamiennes qui ne sont sauvées, d'après
Willbanks, que par un appui aérien très rapproché. Le prix est lourd
cependant : un A-1, un A-37, 2 Cobras, 2 O-2 sont abattus par la
DCA pour ce seul jour. La bataille continue jusqu'au 15 mai, date à
laquelle les Nord-Viêtnamiens, épuisés, jettent l'éponge.
Dès le 12 avril, la 21th Infantry Division
est en place au sud d'An Loc pour faire sauter le verrou de la 7ème
division nord-viêtnamienne. Mais celle-ci a constitué une série de
points fortifiés le long de l'artère de façon à ralentir au maximum la
progression de l'ARVN. Elle utilise des lance-missiles AT-3 Sagger contre les véhicules blindés. Le 13 mai, la 21th Division
est encore à 17 km d'An Loc. La 7ème division est renforcée par les
restes de la 9ème. La bataille dure 38 jours, et parfois l'ARVN n'avance
que de 50 m dans une journée ! Au 26 mai, la 21th Division a
perdu la moitié de ses 12 000 hommes ! Les Nord-Viêtnamiens souffrent
tout autant. Dès le 15 mai, son commandant a fait établir par un
squadron de cavalerie blindée une firebase plus au nord pour que
l'artillerie puisse soutenir les assiégés. Fin juin, les premiers
éléments de la 25th Division relèvent les unités du delta, éprouvées.
Début
juin, la situation s'améliore. Les trois divisions nord-viêtnamiennes
ont sans doute déjà perdu plus de 10 000 hommes et nombre de pièces
antiaériennes ont été détruites. La jonction sur la route 13 n'est
réalisée que le 4 juin, et encore, toute la route n'est pas dégagée. Les
blessés peuvent cependant être évacués d'An Loc. Le 13 juin, les
premières unités de la 18th Division sont héliportées pour
remplacer les défenseurs de la 5th. La ville est sécurisée à la mi-juin.
Le président Thieu s'y rend le 7 juillet. Mais la bataille fait encore
rage autour de la ville. An Loc a reçu près de 80 000 obus pendant le
siège. L'ARVN perd 5 400 hommes dont 2 300 tués ou disparus. En face,
les estimations portent sur 10 000 morts et 15 000 blessés côté
nord-viêtnamien, sans parler de 80 véhicules mis hors de combat. An Loc
est surtout une immense victoire psychologique pour le Sud-Viêtnam,
après le choc du début de l'offensive, catastrophique pour l'ARVN.
Pour Willbanks, l'échec du Nord, qui se paie par la perte de 100 000 hommes durant l'offensive, est dû d'abord à un problème de timing.
Hanoï a attaqué trop tôt, avant que le retrait américain ne soit
vraiment complet. En outre l'attaque en trois pinces va contre le
principe de concentration des forces. Les problèmes logistiques coupent
l'élan initial de l'attaque sur Loc Ninh, un succès qui n'est pas
exploité immédiatement. Les Nord-Viêtnamiens veulent absolument
s'emparer d'An Loc au lieu de continuer à progresser et de constituer
des cibles moins faciles pour l'aviation. Au niveau tactique, la
coopération chars-infanterie est mauvaise et les fantassins opèrent
encore trop souvent par vagues frontales. Pour l'historien, malgré le
succès final, la performance de l'ARVN est inégale. Les Rangers, les paras, les forces territoriales montrent de réelles qualités, ce qui n'est pas le cas de la 5th Division.
Pour Willbanks, aucun doute que le rôle des conseillers et l'appui-feu
américain ont été décisifs. C'est particulièrement vrai à An Loc où le
ravitaillement n'a pu se faire que par les airs et où l'artillerie était
fragile. Les conseillers ont également joué d'après lui un rôle
important, en dépit des frictions. Paradoxalement, ces problèmes sont
évacués par Nixon qui voit An Loc et l'offensive de Pâques comme la
garantie de l'efficacité de son programme de viêtnamisation. D'où les
accords de Paris, conclus moins d'un an plus tard, mais aussi, in fine,
la chute du Sud, qui tombe dès avril 1975.
On
a donc ici un point de vue très américanocentré de la bataille.
Willbanks, à la fois acteur et historien, n'accorde pas beaucoup de
crédit à l'ARVN, ou plus exactement à son commandement, vilipendé, d'où
la controverse par rebonds dans l'ouvrage du général Thi, postérieur de
quelques années, et qui lui cherche à réhabiliter au contraire la
performance de l'armée sud-viêtnamienne. Difficile de se faire une idée
précise des mérites des uns et des autres quand ce sont d'anciens
acteurs, pas forcément neutres, qui écrivent l'histoire d'une bataille.
Si le général Thi a parfois tendance à surestimer l'importance de
l'ARVN, Willbanks semble lui la minimiser quelque peu, mettant la
victoire de 1972 au crédit du soutien aérien américain et des
conseillers militaires. Mais par là-même il ne parle pas assez de la
façon dont avait été conçue cette armée, forgée pour un type de guerre
qui n'était pas celui de l'offensive de Pâques. Et cela était largement
la faute des Américains, même si l'ARVN connaissait aussi ses propres
dynamiques internes.
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