Le
dernier numéro des collections de l'Histoire est consacré au Viêtnam,
alors que l'on entame en 2014 une année France-Viêtnam. Comme le
rappelle l'avant-propos, les historiens dépassent aujourd'hui le
face-à-face entre colonisateurs et colonisés pour montrer la naissance
d'une armée moderne, et un Etat moderne, sur le modèle soviétique et
chinois. Mais le Viêtnam n'est pas né avec la conquête française. Son
histoire commence il y a 2 300 ans dans la vallée du Fleuve Rouge,
s'émancipe de la tutelle chinoise au Xème siècle puis descend vers le
sud. Les Français s'appuient, dès 1858, sur un empire administré dans la
tradition chinoise. Le Viêtnam, coeur de l'Indochine coloniale, forge
l'imaginaire asiatique des Français. Le communisme et la guerre ont
cependant accouché d'une puissance émergente dont les habitants n'ont
pas été forcément le relais du colonisateur, comme a l'air de le penser
l'auteur dudit avant-propos. Le propos se découpe en quatre parties : le
Viêtnam avant la colonisation, pendant la colonisation, durant la
"guerre de trente ans" (1945-1975) et après.
Philippe
Papin décrit comment un prince chinois, au IIIème siècle avant notre
ère, fonde le royaume d'Au-Lac, même si ce royaume devenu indépendant
revient rapidement dans l'orbite chinoise. Une élite sino-viêtnamienne
se forme durant le millénaire de présence chinoise. Le Viêtnam prend
cependant son indépendance au moment de la fragmentation de l'empire
Tang, processus consacré en 1010. Le pays reste tributaire de la Chine,
mais le bouddhisme rivalise avec le confucianisme des Chinois. Il
résiste aux invasions mongoles, puis défait la domination des Ming sous
la direction de Le Loi, en 1428. Un âge d'or s'installe jusqu'en 1497,
date à laquelle le pays se divise en deux : ancienne dynastie Lê au
nord, dynastie des Nguyen au Sud. Ces derniers progressent vers le sud,
jusqu'au Cambodge. Le commerce se développe, même si des révoltes ont
lieu, et que les Chinois doivent être à nouveau chassés en 1789. Un
rejeton de la famille Nguyen réunifie le pays dès 1802. Calqué sur le
modèle chinois, le nouvel empire est enfin devenu une puissance
régionale. Andrew Hardy rappelle cependant que le pays est une mosaïque
de populations. Les anthropologues le découvrent au début du XXème
siècle et insistent désormais sur les très fortes structures internes de
ces sociétés. Les minorités ont en fait été repoussées par le processus
de construction du pays à partir du XVème siècle, comme les ethnies des
Hauts-Plateaux, séparées d'un commun accord des Viêtnamiens par la
construction d'une muraille, comme l'ont montré des fouilles récentes.
Les Français, en 1946, tentent d'instrumentaliser les minorités. Les
civilisations des montagnes ont beaucoup souffert des guerres
d'Indochine et du Viêtnam. Le pouvoir communiste cherche à sédentariser
les tribus et écrase par la force les soulèvements. Mais l'armée se
charge en même temps de bâtir l'infrastructure. Le Parti n'est plus le
seul vecteur d'intégration : les évangélistes ont investi le terrain, le
café planté sur les terres est exporté, et les minorités, bien que
fières de leurs origines, deviennent viêtnamiennes. Emmanuel Poisson
insiste sur le fait que le mandarinat était une bureaucratie moderne,
mais pas selon les critères occidentaux. Les fonctionnaires, contrôlés
par le pouvoir, sont en fait peu nombreux. Ils subjuguent par leur
apparat. Ils sont recrutés par concours, et un certain nombre de
villages sont de véritables pépinières. Mais dès le XVème siècles,
certains employés ou soldats sont nommés mandarins pour faits d'armes.
Le mandarin est formé à sa future tâche. Il n'exerce pas dans sa
circonscription d'origine, envoie des rapports tous les trois ans. A
partir du XVIème siècle, les mandarins préfèrent le retrait à
l'engagement. C'est sur leur base que se greffe l'Etat colonial au
XIXème siècle.
De
1858 à 1887, ainsi que le raconte Pierre Brocheux, la France conquiert
ce qui devient l'Union Indochinoise, centrée sur l'Annam, le Tonkin et
la Cochinchine. Les intérêts économiques jouent un rôle essentiel dans
la conquête, qui n'est guère facile. Seule la Cochinchine devient une
colonie : Cambodge et Annam ont des protectorats, Tonkin et Laos un
régime mixte. Paul Doumer crée en 1897 les structures coloniales de
l'Indochine, qui devient une colonie d'exploitation, non de peuplement.
La Banque d'Indochine gagne une influence considérable, les Français
développent des infrastructures au service de l'exploitation des
ressources. Ces derniers justifient la domination par l'oeuvre
économique, éducative et sanitaire. L'amélioration des soins provoque
cependant une poussée démographique qui entraîne des situations de
crise, au Tonkin et dans l'Annam. Une élite locale émerge, mais la
minorité européenne reste au sommet de la hiérarchie. La politique
coloniale française n'accepte pas les revendications des modérés comme
des radicaux. La situation des paysans s'aggrave, les difficultés sont
associées à la présence étrangère, nourrissant le nationalisme et le
communisme. Hô Chi Minh sait en tirer parti. La France ne voit que trop
tard les évolutions que sa présence a entraîné, et ne fait pas les
concessions nécessaires. Les Français avaient pourtant tenté de créer un
monarque à leur botte, Bao Dai. Elevé à Paris, le futur empereur sert
de légitimation à la présence coloniale, comme le montre sa
participation à l'Exposition coloniale de 1931. La monarchie coloniale, à
travers Bao Dai, symbolise paradoxalement le "sujet colonial" de
l'empire français, comme le dit Christopher Goscha. Vichy ne change
rien aux habitudes de la IIIème République. Exilé à Hong-Konk, Bao Daï
est rappelé en 1949 dans le cadre de la guerre d'Indochine, pour
soutenir les prétentions de la France. Mais il reste volontairement en
retrait, alors que Sihanouk, au Cambodge, incarne les prétentions de son
peuple face aux Français. Bao Dai, évincé par Diêm, meurt dans
l'indifférence générale, ou presque, en 1997. Saïgon, investie en 1859,
est rapidement rebâtie par les Français, qui souhaitent en faire un
nouveau Singapour. La "perle de l'Extrême-Orient" reste encore,
en 1914, une ville de la Belle Epoque, en dépit de l'exploitation
coloniale et de la misère paysanne environnante. Albert Calmette avait
organisé le premier Institut Pasteur d'Indochine, en 1891. Alexandre
Yersin, qui a découvert le bacille de la peste en 1894, meurt à Nha
Trang en 1943. Les médecins viêtnamiens, formés par la France, sont eux
aussi divisés et beaucoup rejoignent le combat pour l'indépendance en
1945. Deux voies s'ouvrent après la partition de 1954. Avec la
réunification, Hanoï donne les directives. En 1986, le Viêtnam est
confronté au virus du SIDA. Un réseau moderne se développe
progressivement.
Pierre Grosser mentionne à juste titre que la guerre pour l'indépendance a en fait duré 30 ans, de 1945 à 1975. Pour les historiens, la vision est souvent celle des "occasions manquées"
ou des possibilités bridées. Grosser y voit surtout un immense gâchis,
la politique française et américaine ayant radicalisé les communistes
viêtnamiens. On remet au centre de l'analyse les acteurs viêtnamiens
eux-mêmes, ce qui permet de voir que Hanoï a recherché un soutien
extérieur, et que d'autres organisations politiques, qui proposaient
d'autres voies, ont été éliminées. La défaite de la France en 1940 sape
l'autorité du colonisateur. Les Japonais favorisent les mouvements
anticoloniaux dès 1943. La mise en coupe réglée du pays en 1945 laisse,
après la victoire, un pays fragmenté, où le Viêtminh tente de s'imposer
alors que la France revient. L'armée française ne parvient pas à
anéantir Hô Chi Minh et ses hommes ; avec la victoire de Mao en Chine,
le conflit change de dimensions. La France peine à définir une stratégie
cohérente, le théâtre d'opérations semblant bien secondaire face à
d'autres priorités, en Europe ou ailleurs. Après Dien Bien Phu, les
accords de Genève signent la fin de l'Indochine : Viêtnam coupé en deux,
indépendances du Laos et du Cambodge. Mais la paix est boîteuse. Diêm,
au Sud, est trop dépendant des Américains qui ne s'engagent que
prudemment, même s'ils le font renverser en 1963. Les durs du parti, au
Nord, se servent de la guérilla au Sud pour affermir leur pouvoir
politique. L'escalade a lieu en 1963-1964, les Américains s'engagent
directement en 1965, mais ne parviennent pas à l'emporter. Nixon est
contraint au désengagement, et le rapprochement avec la Chine et les
bombardements sur le Nord permettent de signer les accords de Paris en
1973. Mais le soutien américain promis pour faire tenir le Sud en cas
d'attaque ne viendra pas, et une ultime campagne voit le Nord achever la
réunification en 1975. Hugues Tertrais revient sur Dien Bien Phu, dont
le nom est passé dans le langage courant comme synonyme d'un désastre.
Occupée pour protéger une région, la base devient l'enjeu d'une sortie
de guerre, car le Viêtminh arrive pour y livrer une bataille voulue
comme décisive. La bataille dure deux mois, et Giap, en trois phases,
parvient à emporter le camp. Il n'y a pas d'images de la bataille, des
deux côtés. Les combats sont terribles, comparés à Verdun côté français.
L'écho de la défaite française réveille les pays colonisés. Pierre
Asselin explique ensuite comment c'est Le Duan, devenu Premier
Secrétaire du parti en 1960, qui a contribué à relancer la guerre au
Sud, puis contre les Etats-Unis. Le pouvoir de Hô, dans la santé se
dégrade, s'affaiblit en effet au début des années 1960. Hô était opposé à
la reprise de la guerre au Sud, même s'il avait consenti à moderniser
et développer l'armée. C'est sous la pression de Le Duan, notamment,
qu'il concède de relancer la guérilla au Sud en 1959. Le Duan consolide
son influence en décembre 1963, après l'assassinat de Diêm, soutenu par
Le Duc Tho et le général Nguyen Chi Tanh. A partir de là, c'est
l'escalade : le Nord envoie ses premières unités au sud quand
l'insurrection échoue à emporter le pays. En ce sens, il a un rôle clé
dans le déclenchement de la guerre du Viêtnam. La victoire de 1975 est
aussi la sienne. François Guillemot raconte comment les vainqueurs
imposent, assez brutalement, le modèle communiste au Sud après 1975. Le
Viêtnam est réunifié dès 1976 et Saïgon devient Hô Chi Minh-Ville. La
paranoïa de l'ennemi intérieur conduit plusieurs centaines de milliers
de personnes, surtout liées à l'ancien régime, dans les camps de
rééducation. Des chiffres contestés font état de 165 000 victimes. La
collectivisation est imposée dès 1978. La population est redistribuée
vers le sud. Entre 1975 et 1991, plus d'un million de Viêtnamiens
quittent leurs pays, 250 000 seraient morts en mer. La réconciliation
est ratée.
Pour
Benoît de Tréglodé, le parti, d'abord sous l'influence de la Chine
pendant la guerre d'Indochine, a dû choisir, après des hésitations,
l'URSS en 1975. Dès 1986, face à la dégringolade de l'URSS, Hanoï met en
avant l'ouverture économique. Le parti combine en fait communisme
importé et ambition nationale de modernité. Aujourd'hui, le pays est
dirigé par un triumvirat : le Premier Ministre, le secrétaire général du
Parti et le président de la République, avec une personnalisation du
pouvoir autour du premier, Nguyen Tan Dung. Des tensions opposent le
Premier Ministre au Président (deux hommes originaires du Sud) en raison
de la crise économique survenue en 2008. Les médias sont contrôlés par
le pouvoir et l'opposition ne pèse pas lourd. La religion est également
contrôlée, mais pas interdite. Le Parti attire pour faire carrière.
L'ouverture économique n'élimine pas la place importante de
l'agriculture et la difficulté à créer des emplois. Les inégalités
augmentent. Dominique Rolland rappelle que les Viêtnamiens, notamment de
Cochinchine, avaient commencé à émigrer en France avant la Première
Guerre mondiale, notamment dans les ports et à Paris. 90 000
Indochinois, tirailleurs ou travailleurs, sont mobilisés pendant la
Première Guerre mondiale. Un petit nombre reste en métropole. Sur les 15
000 travailleurs bloqués en France en 1940, un millier y demeure
ensuite. Après 1954, une autre émigration augmente encore l'effectif.
Mais c'est de 1975 à 1985 qu'arrive une masse de 43 000 réfugiés. Le
flot se stabilise dès les années 1990. Pierre Journoud explique combien
la réunification après la victoire de 1975 ne met pas fin aux conflits
et aux difficultés : mise au pas du Sud, puis intervention militaire au
Cambodge contre les Khmers Rouges, dès décembre 1978, suivie d'une
invasion par la Chine en février 1979. Dès 1986, le Viêtnam s'ouvre à
l'économie de marché, puis retire ses troupes du Cambodge en 1989. Après
la chute de l'URSS, le pays renoue avec la Chine, dès 1991, et conserve
des liens avec la France, comme le montre la visite du président
Mitterrand en 1993. Les relations diplomatiques avec les Etats-Unis sont
rétablies deux ans plus tard. Le Viêtnam intégre l'ASEAN en 1995 et les
grandes institutions financières internationales. Le PIB triple entre
2000 et 2010. Mais les tensions reprennent avec la Chine, notamment
autour des îles contestées en mer de Chine méridionale, et par ailleurs,
les Etats-Unis se repositionnent en Asie face à Pékin. Le Viêtnam
devient progressivement une puissance régionale en gestation.
L'ensemble
est complété par une chronologie indicative (au début), un lexique, des
références dans tous les domaines, livres, films, etc (à la fin) et par
des cartes très utiles, en plus d'encadrés que je n'ai pas forcément
commentés ci-dessus (Diêm, les boat people, etc). Les gros points
forts sont assurément les parties qui remettent l'histoire du Viêtnam
dans le temps long, avant la colonisation française, et celles sur
l'histoire et l'évolution du pays après 1975. En revanche, on peut
regretter que les guerres, d'Indochine et surtout du Viêtnam, soient si
peu présentes. L'avant-propos soulignait pourtant combien l'Etat et
l'armée s'étaient construits pendant les conflits. Or, il en est
finalement peu question -et il y avait pourtant des spécialistes pour en
parler, comme C. Goscha. La guerre du Viêtnam, en particulier, est la
grande absente du numéro. D'ailleurs mon ouvrage sur l'offensive du Têt
ne figure pas dans la bibliographie. Logique : ce n'est pas un travail
d'historien. Mais il est dommage que la dimension de l'histoire
militaire ait été un peu délaissée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire