Olivier Kempf, allié de l'Alliance Géostratégique et qui tient le blog EGEA, a également lu L'offensive du Têt. Il a bien voulu, lui aussi, me poser quelques questions, assez différentes de la première interview, et qui complètent utilement celle-ci. Je reproduis ici le texte.
L’offensive du Têt a lieu en 1968. Pour le public français,
il y a comme un trou noir entre leur départ d’Indochine, en 1954, et ce
que vous désignez comme le tournant de la guerre du Viêtnam. Or, si la
situation est à peu près stable de 1954 à 1959, si l’on assiste à la
montée en puissance américaine à partir de 1960, le vrai tournant date
de 1965 : Le Têt n’intervient donc « que » trois ans après ce passage du
containment à l’intervention puis l’attrition ?
Je proposerai pour ma part un découpage différent du vôtre. Après les
accords de Genève, qui partagent en deux le Viêtnam au niveau du 17ème
parallèle, les Américains, qui prennent la suite des Français,
installent Diêm au Sud. Celui-ci affirme un pouvoir autoritaire et
n'hésite pas à écraser par la force, avec la jeune armée
sud-viêtnamienne, les oppositions qui peuvent se manifester. Il faut
aussi bien voir que personne n'est vraiment satisfait des accords de
Genève de 1954. Les communistes sont frustrés de ne pas unifier le
Tonkin, l'Annam et la Cochinchine sous leur coupe, pour eux, c'est une
victoire volée. Quant aux Américains, ils déplorent d'avoir déjà perdu
le Nord-Viêtnam et vont tout faire pour empêcher une réunification
prévue, pourtant, par les accords de Genève, dans le cadre d'élections
planifées pour 1956 mais qui n'auront jamais lieu dans les conditions
envisagées.
Le régime de Diêm est effectivement assez stable jusqu'en 1960, mais
un premier tournant intervient en 1959, quand le Nord décide, après un
débat interne assez virulent, de relancer la guérilla au Sud, décimée.
Cette même année est créé le Groupe 559 pour approvisionner le Sud en
armes et en combattants : celui-ci sera bientôt connu sous le nom de
piste Hô Chi Minh. Il ne faut que quelques années au Viêtcong pour
mettre en difficulté Diêm, qui, malgré le soutien américain, a commis
plusieurs erreurs. Il a instrumentalisé l'armée à des fins politiques
aux dépens de son efficacité ; il n'a pas adopté, sauf sur le tard, les
réformes socio-économiques nécessaires pour élever le niveau de vie de
la population ; enfin, le regroupement de la population dans les
« hameaux stratégiques » pour affaiblir l'insurrection ne fait
qu'entraîner le mécontentement des habitants et gonfle les rangs du
Viêtcong.
En dépit de l'aide américaine qui s'accroît sous Kennedy (conseillers
militaires, véhicules blindés, hélicoptères), on voit bien que le
Sud-Viêtnam s'effrite progressivement. L'année 1963 est également un
tournant : Diêm subit un cuisant revers à Ap Bac, il s'en prend aux
bouddhistes (lui-même fait partie de la minorité catholique), et les
Américains consentent à son éviction en novembre. A ce moment-là, le
Viêtcong est en position de force et aurait pu, dans l'absolu, emporter
le Sud-Viêtnam. Or, il ne le fait pas, preuve aussi que les dirigeants
nord-viêtnamiens sont divisés sur la marche à suivre. Il est probable
que certains envisagent simplement une neutralisation du Sud-Viêtnam et
non pas la réunification. Celle-ci ne s'impose véritablement qu'après
l'incident du golfe du Tonkin et l'escalade américaine. Quand les
Américains interviennent directement, en mars 1965, ce n'est pas sans
hésitation, et c'est surtout parce qu'ils craignent un effondrement du
Sud-Viêtnam. C'est également un tournant parce qu'ils vont remplacer,
sur le terrain, pour bonne partie, l'armée sud-viêtnamienne qui jusque
là faisait face au Viêtcong.
Quelles sont les contraintes auxquelles fait face Westmoreland de 1965 à 1968 ?
Westmoreland a souvent servi, après la guerre, de bouc-émissaire à
l'échec américain au Viêtnam, particulièrement pour ceux qui auraient
voulu une action plus « dure » des Etats-Unis. En réalité, comme l'a
montré celui qui est sans doute son meilleur biographe, S. Zaffiri,
Westmoreland incarne parfaitement l'armée américaine de son temps. Quand
il est choisi pour prendre la tête du MACV (Military Assistance
Command, Vietnam, la structure de commandement américain au Viêtnam), il
est l'un des généraux les plus en vue de l'armée américaine. Il s'est
préparé dès 1954, ou même avant, à une guerre en Indochine : on le sait
peu, mais il a rajouté des enseignements sur la contre-insurrection
quand il a dirigé l'école de West Point... Westmoreland a été choisi par
Johnson sur une liste de plusieurs noms, à côté de celui qui sera son
successeur, Abrams. Johnson le sélectionne car, comme il le dit
lui-même, il ne veut pas de problèmes avec l'institution militaire, il
souhaite un commandant de terrain qui applique ses directives,
contrairement au précédent de MacArthur en Corée, avec Truman.
Les contraintes qu'affrontent Westmoreland sont de plusieurs ordres.
D'abord, il ne contrôle pas l'ensemble des forces armées américaines ou
alliées sur le théâtre d'opérations : rien à voir avec la position
d'Einsenhower en 1944-1945 sur le théâtre européen. La Navy et l'Air
Force, et même les Marines, défendent jalousement leur indépendance.
L'armée sud-viêtnamienne a également ses propres prérogatives. Il n'a
que peu de prise, aussi, sur l'effort de contre-insurrection, qu'il va
rapidement délaisser pour mener sa guerre d'attrition, avant de
reprendre la main sur ce sujet à partir de 1967. En outre, le pouvoir
américain vise une guerre « limitée », de peur d'entraîner une escalade
avec les alliés communistes de Hanoï. Le bombardement aérien du
Nord-Viêtnam est ainsi entravé par les fameuses zones « off limits ».
Surtout, le président Johnson ne peut autoriser Westmoreland à lancer
une invasion même partielle du Laos ou à travers la zone démilitarisée
pour couper le cordon logistique qui relie le Nord au Sud. Enfin,
Westmoreland envisage une solution purement militaire, basée sur la
destruction du corps de bataille ennemi (nord-viêtnamien), là où la
guerre du Viêtnam est aussi un enjeu politique. Par ailleurs, l'arrivée
des troupes américaines au Sud-Viêtnam nécessite un immense effort
logistique sur des bases au départ très faibles, ce qui va nécessiter
près d'un an et demi de travail.
Au fond, en 1968, on a l’impression que les deux adversaires
sont bloqués : l’un comme l’autre ne peuvent pas gagner, mais ils ne
peuvent pas perdre : est-ce la principale raison de l’offensive du Têt :
changer cet équilibre des forces ?
Oui, c'est même dès 1967 que la situation est dans l'impasse, comme
je l'explique dans le livre. Je pense que l'initiative reste entre les
mains des Nord-Viêtnamiens et de l'allié viêtcong. Mais au niveau
tactique voire opératif, les Américains, sous la houlette de
Westmoreland, cherchent absolument à imposer le tempo via les fameuses
opérations « search and destroy », qui cependant ne permettent pas
d'exercer une attrition suffisante pour l'emporter. En outre le
Sud-Viêtnam souffre des destructions exercées par les combats et la
puissance de feu américaine. Les dirigeants communistes, qui constatent
que leurs forces armées ont réussi malgré tout à s'adapter aux
changements tactiques imposés par l'intervention américaine, souhaitent
probablement précipiter la décision, car à long terme, dans la situation
qui prévaut en 1967, ils ne pouvaient être que gagnants. Certains
veulent en finir au plus vite et provoquer un retournement majeur.
Difficile appréciation du terrain, conseils contradictoire,
doute permanent : la personnalité du décideur américain, Johnson,
n’a-t-elle pas un rôle stratégique majeur ?
Johnson joue effectivement un rôle important dans la posture
américaine à l'égard du Sud-Viêtnam et dans la guerre du Viêtnam
elle-même. Il a travaillé aux côtés de Roosevelt et a servi brièvement
dans l'US Navy pendant la Seconde Guerre mondiale. Il devient sénateur
en 1948. Sudiste -il est originaire du Texas-, il apporte un atout de
taille pour le parti démocrate. En 1954, il s'oppose à une intervention
américaine sur Dien Bien Phu au Sénat. Il contribue à faire passer les
premiers textes sur les droits civiques en 1957 et en 1960. Cette
année-là, il est battu pour la candidature à l'élection présidentielle
par Kennedy qui le prend néanmoins comme vice-président. Les deux hommes
ne s'entendent guère, ce n'est un mystère pour personne. Après
l'assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963, Johnson assume de fait la
fonction présidentielle depuis Air Force One.
Le projet de Johnson n'est pas en politique extérieure mais bien en
politique intérieure : c'est celui dit de « Grande Société », sur les
droits civiques et la protection sociale, la réduction de la pauvreté
aux Etats-Unis. Capitalisant sur l'aura de Kennedy et sur sa propre
expérience du législatif, Johnson remporte haut la main l'élection
présidentielle de 1964 contre le républicain Barry Goldwater et fait
passer tout un train de réformes intérieures en 1964-1965. Il est moins
heureux en termes de politique extérieur : il envoie 20 000 hommes en
République dominicaine, en avril 1965, de peur que celle-ci ne bascule
dans le communisme ; la guerre des Six Jours et le soutien de plus en
plus marqué des Etats-Unis pour Israël tendent les relations avec
l'URSS, qui appuie les Etats arabes. Malgré une tentative de
rapprochement, l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 souffle le froid
sur les relations américano-soviétiques.
Mais c'est le Viêtnam qui va l'user et lui coûter sa carrière de
président. Johnson est partisan de la théorie des dominos d'Eisenhower,
encouragé par ses conseillers, qui sont pour la plupart des anciens de
l'administration Kennedy. Sénateur, il a pu constater combien Truman a
été pris à partie en 1949 quand la Chine est devenue communiste, par les
républicains et l'extrême-droite. C'est pourquoi il autorise, dès
février 1964, l'OPLAN 34A, des raids de commandos sud-viêtnamiens contre
le Nord, appuyés par les Etats-Unis. Avec l'incident du golfe du
Tonkin, un nouveau degré de l'escalade est franchi : Johnson se sert de
la résolution qu'il a fait adopter par le Congrès pour mener une guerre
non déclarée au Nord-Viêtnam. Les choses, dès lors, s'accélèrent. Après
les attaques viêtcong contre des bases ou des cantonnements américains,
en février 1965, il ordonne l'opération Rolling Thunder, le bombardement
continu du Nord-Viêtnam, puis acquiesce à l'envoi des premières
troupes, de peur que le Sud ne s'effondre. En juillet, l'augmentation du
contingent pousse à l'américanisation de la guerre.
Celle-ci va en partie ruiner le projet de Grande Société par le poids
financier qu'elle impose et l'inflation qu'elle entraîne aux
Etats-Unis. L'opposition à la guerre enfle aux Etats-Unis dès 1964 et
s'accélère en 1967. Johnson voit certains de ses conseillers les plus
enthousiastes, comme Robert McNamara, le secrétaire à la Défense, se
retourner contre l'intervention au Viêtnam. Ce n'est qu'après
l'offensive du Têt, au moment de la fameuse demande de renforts de
Westmoreland, que Johnson change de politique. Mais sa carrière de
président est d'ores et déjà terminée. Le 31 mars 1968, il annonce qu'il
ne se représentera pas à l'élection présidentielle. Les démocrates sont
finalement battus par Nixon. Johnson se retire sur son ranch du Texas
en janvier 1969 et reste à jamais marqué par le Viêtnam. Il meurt, usé
prématurément, au moment du retrait américain, en janvier 1973.
Y a-t-il deux, trois ou quatre acteurs ? Armée américaine, ASVN, armée du nord Viêtnam, Viêt-Cong ?
Il y a bien quatre acteurs dans le conflit, deux de chaque côté,
c'est ce que j'essaie de montrer dans le livre en présentant la vision
la plus équilibrée possible des forces en présence. D'un côté, il y a
l'armée américaine, qui à partir de l'intervention de 1965, assume le
gros des missions de combat contre le Viêtcong et ses alliés
nord-viêtnamiens, alors que l'armée sud-viêtnamienne est reléguée à des
tâches de pacification pour lesquelles elle n'a pas été conçue à
l'origine. En réalité, les militaires américains n'ont pas confiance
dans les capacités de l'essentiel de l'ARVN, à l'exception des unités
d'élite -paras, Marines, et Rangers. Ce qui est paradoxal car cette
armée a justement été bâtie, assez largement, sur le modèle américain
-mais dans un pays qui n'en a pas les moyens. En face, on trouve le
Viêtcong, la branche armée du Front National de Libération créé en 1960.
Le Viêtcong ne comprend pas que des guérilleros mi-soldats,
mi-paysans : en 1965, c'est une véritable armée avec des unités
régulières, qui peuvent opérer dans tout le Sud-Viêtnam, des unités
régionales, qui portent aussi l'uniforme, et des unités locales qui,
elles, s'assimilent davantage à l'image du guérillero viêtcong en pyjama
noir. Je rappelle aussi que le Viêtcong opère au niveau de la division
dès 1965. Il est moins inféodé, pour un temps du moins, au Nord-Viêtnam,
contrairement à ce que l'on pense traditionnellement. Le contrôle de
Hanoï se renforce par contre avec l'intervention américaine, en
1964-1965. Ce qui est patent, en tout cas, c'est que la coordination
entre les communistes est bien meilleure que ne l'est celle entre les
Américains et les Sud-Viêtnamiens. L'armée nord-viêtnamienne fournit des
unités régulières, le soutien logistique, parfois l'encadrement du
Viêtcong.
L’offensive est préparée tout au long de l’automne 1967 : comment fabriquer la surprise tout en préparant une offensive ?
Les communistes cherchent, bien évidemment, à dissimuler leurs
intentions aux Américains. Ils mettent donc en oeuvre des mesures
passives -un secret renforcé, les consignes du plan ne sont parfois
distribuées qu'à la dernière minute, ce qui ne sera pas sans poser
problème pour le déclenchement de l'attaque ; une compartimention qui
rend difficile une détection précoce du plan d'ensemble- et des mesures
actives, en cherchant à tromper l'adversaire sur leurs intentions, avec
notamment des manoeuvres diplomatiques. En réalité, l'offensive du Têt,
comme je l'explique dans le livre, commence par une phase préparatoire
qui est une gigantesque diversion : les communistes attaquent en
plusieurs points sur les frontières du Sud-Viêtnam pour tenter d'attirer
les Américains des zones côtières et urbaines vers l'intérieur des
terres et les montagnes. Le plan échoue en partie car l'armée américaine
a les moyens de déplacer très rapidement ses unités sur le plan
opératif. En revanche, les assauts communistes ont été particulièrement
violents et les pertes américaines sont parfois loin d'être
négligeables, je pense en particulier à la bataille de Dak To en
novembre 1967.
En réalité, la surprise de l'offensive du Têt doit aussi beaucoup à
l'imperméabilité des Américains aux renseignements collectés et à des
visions préconçues. Car les indices s'accumulent, notamment en janvier
1968, qui montrent qu'une offensive généralisée à l'ensemble du
Sud-Viêtnam est imminente. Les renseignements militaires ou la CIA n'en
ont cure car l'enjeu est aussi, alors, politique : pour retourner la
population américaine qui commence, dès l'automne 1967, à montrer son
hostilité à la guerre, Johnson cherche à convaincre l'opinion que
l'adversaire est au bord de la défaite. Reconnaître que se prépare une
offensive générale contre les villes du Sud-Viêtnam, c'est admettre que
les Nord-Viêtnamiens et le Viêtcong ont encore des capacités non
négligeables, ce qui, dans le contexte, est impossible. Enfin, en
attaquant sur les frontières, les communistes ont maintenu Westmoreland
les yeux rivés sur Khe Sanh, ce poste isolé à la frontière du Laos et de
la zone démilitarisée, où se concentrent dès le printemps 1967 des
unités nord-viêtnamiennes. Au départ base tête de pont d'une
intervention contre la piste Hô Chi Minh, Khe Sanh devient pour
Westmoreland l'endroit où il va pouvoir utiliser sa puissance de feu
contre les divisions de Hanoï. Le commandant en chef américain est bien
conscient de la possibilité d'une offensive d'envergure -il permet ainsi
à Weyand, le commandant de la zone tactique du IIIème corps, autour de
Saïgon, de rapatrier des bataillons américains vers la capitale, ce qui
contribue à faire échouer l'assaut communiste dans le secteur- mais il
reste persuadé que son point culminant se situera à Khe Sanh.
A vous lire, on est frappé de la durée : si l’action est
déclenchée dans la nuit de 31 janvier 1968, la bataille se prolonge
jusqu’à mai. Une bataille moderne, c’est désormais toujours « long » ?
En réalité, c'est un effet déformant, car la plupart des combats du
Têt s'arrêtent au bout d'une semaine ou presque, début février. Il n'y a
que trois endroits où les affrontements durent vraiment : Saïgon, la
capitale, Hué, la grande ville du nord prise quasiment dans son entier
le premier jour de l'attaque par les Nord-Viêtnamiens, et Khe Sanh, où
le siège commence effectivement dix jours avant le Têt et dure jusqu'au
début avril. Il faut rappeler que l'offensive du Têt a été conçue comme
un effort qui s'étale sur une année : la phase préparatoire, de
diversion, débute à l'automne 1967, voire avant, et la première phase
qui démarre le 31 janvier 1968 doit être suivie, en cas d'échec, d'une
phase II en mai et d'une phase III en août ! C'est d'ailleurs ce qui
intervient dans les faits puisque les communistes lancent, dès le 5 mai,
la phase II que les Américains surnomment « Mini-Têt » -preuve là
encore qu'ils n'ont pas saisi le schéma de l'offensive. En ce sens, oui,
on est donc bien loin de la bataille napoléonienne, par exemple, où
tout se décidait en une seule journée. Le Têt n'est que le prolongement
de ce que l'on a pu voir, de ce point de vue, dès la Première Guerre
mondiale, voire avant. Par certains côtés, l'offensive a plus de parenté
avec les opérations soviétiques de la fin de la Seconde Guerre mondiale
(toutes proportions gardées), qui sont des opérations de grande
ampleur, par les moyens engagés, la durée et l'espace concernés.
Quels sont les grands moments de cette « bataille » ?
Il y en a plusieurs. L'attention se focalise très tôt sur le siège de
Khe Sanh, qui commence une dizaine de jours avant le Têt. La base,
tenue par les Marines, est assiégée par plusieurs divisions
nord-viêtnamiennes. Elle tient grâce au pont aérien et à
l'impressionnante puissance de feu -là encore surtout aérienne- mise en
oeuvre par Westmoreland, l'opération « Niagara ». Pas moins de 100 000
tonnes de bombes sont déversées autour de Khe Sanh, notamment par les
B-52, mais aussi par les appareils tactiques. Les Américains sont
persuadés d'avoir évité un nouveau Dien Bien Phu, Westmoreland croit
avoir « brisé les reins » des Nord-Viêtnamiens. En réalité, si les
pertes communistes ont été lourdes, on ne peut écarter l'hypothèse selon
laquelle Khe Sanh a été une gigantesque diversion, destinée à focaliser
l'attention de Westmoreland sur ce secteur et non sur les villes
assaillies à partir du 31 janvier.
La capitale, Saïgon, est un autre moment important de l'offensive du
Têt. D'abord parce que, symboliquement, le Viêtcong montre qu'il est
capable de frapper quasiment n'importe tout au coeur du pays. Les
sapeurs percent un trou à l'explosif dans le mur de l'ambassade
américaine, mais ne peuvent y entrer : ils sont tous abattus dans les
jardins après quelques heures d'échanges de tirs. D'autres groupes
attaquent la radio nationale, le palais présidentiel, les installations
des alliés des Américains. Souvent, ces groupes sont décimés faute de
renforts ou de surprise, au bout de quelques heures. Mais les
journalistes présents à Saïgon sont à proximité des combats. Leurs
photos, leurs récits, leur images donnent l'impression à la population
américaine, qui est de plus en plus hostile à la guerre depuis l'année
précédente malgré les déclarations optimistes de Johnson et de
Westmoreland, qu'on lui a menti. L'armée américaine et l'armée
sud-viêtnamienne ne sont pas capables de protéger Saïgon, le Sud-Viêtnam
est à feu et à sang. Le discours triomphant de Westmoreland dans les
jardins criblés de balles de l'ambassade américaine semble complètement
déconnecté de la perception des événements par le public, aux
Etats-Unis. Sur ce plan, la défaite américaine est évidente.
Enfin, le combat urbain de Hué, par sa durée et par sa nature,
s'impose aussi comme un moment fort de la bataille. La ville tombe
presque intégralement entre les mains des Nord-Viêtnamiens et du
Viêtcong dès le premier jours de l'offensive. Les Marines sont engagés
au compte-gouttes, d'abord, pour reprendre la partie moderne, au sud de
la rivière des Parfums, alors que l'ARVN opère sur la rive au nord,
autour de la Citadelle. Pour les Marines, il faut réapprendre un combat
urbain délaissé depuis la guerre de Corée et la prise de Séoul en 1950.
Les combats sont extrêmement violents, et ce d'autant plus que les
Nord-Viêtnamiens se défendent farouchement et que l'appui-feu, au
départ, est limité, pour préserver Hué, capitale culturelle et
historique du Viêtnam. Il faut plus d'une semaine de combat pour venir à
bout du régiment nord-viêtnamien dans la partie moderne. Puis les
Marines détachent un bataillon pour soutenir la contre-offensive de
l'ARVN autour de la Citadelle, qui, là encore, se heurte à forte partie.
Ce n'est que le 24 février que les Sud-Viêtnamiens hissent le drapeau
de leur pays sur le mât de la Citadelle et qu'ils reprennent le Palais
Impérial. Le bilan est lourd pour les civils, dont beaucoup ont été
exécutés par les communistes qui cherchent à désintégrer le cadre
administratif du Sud-Viêtnam, et pour la ville elle-même, jusqu'ici
relativement épargnée par la guerre, et en grande partie réduite en
ruines durant les combats. Hué symbolise peut-être le mieux, en
miniature, les enjeux et le résultat de l'offensive du Têt.
Si les Américains réussissent militairement à rétablir la
situation, et donc à dominer les nord-Vietnamiens et le VietCong, il
semble que les Vietnamiens aient gagné symboliquement : n’est-ce pas la
grande victoire stratégique du Têt ?
Oui, tout à fait. Les historiens révisionnistes américains, qui
postulent que la guerre du Viêtnam aurait pu être gagnée par les
Etats-Unis, ont fait du Têt leur cheval de bataille : c'est une victoire
militaire qui a été annihilée par les conséquences psychologiques et
politiques de l'offensive. Or, la situation est évidemment beaucoup plus
nuancée. D'abord, comme vous le dites dans votre question, les
Américains rétablissent la situation, mais non sans mal : à Hué, par
exemple, ils sous-estiment gravement, au départ, l'ampleur de l'attaque
nord-viêtnamienne. Dans le delta du Mékong, comme à Ben Tre, ils
n'hésitent pas à réduire en ruines plusieurs villes pendant les combats,
ce qui, bien évidemment, n'est pas du goût de la population
sud-viêtnamienne... la grande victoire de Hanoï, c'est, par la surprise à
tous les niveaux, stratégique à tactique, d'avoir convaincu l'opinion
américaine que le gouvernement et l'armée ont été sciemment optimistes
dans leurs déclarations. La défiance entre le peuple américain et ses
dirigeants, qui s'installe dès 1967 sur le Viêtnam comme le montre les
sondages et d'autres signes qui ne trompent pas (y compris dans le camp
démocrate de Johnson), est consommée par le Têt. Johnson en tire
d'ailleurs les leçons puisque, dès le 31 mars 1968, avant même la fin du
siège de Khe Sanh, dans son fameux discours télévisé, il annonce son
retrait de la présidentielle de 1968, l'arrêt des bombardements sur le
Nord et l'ouverture de négociations avec Hanoï. Désormais, les
Américains ne peuvent songer, d'une manière ou d'une autre, qu'au
retrait, ce qui est une grande victoire pour les communistes, car le
Sud-Viêtnam seul ne peut manifestement pas tenir, faute de cohérence,
face aux Nord-Viêtnamiens.
Pourtant, les combats dureront encore sept ans : est-ce tant
une victoire que ça, s’il faut sept ans de plus pour venir à bout de la
volonté de l’ennemi et l’obliger à céder le terrain ?
La guerre se prolonge surtout parce que le président Nixon, qui
succède à Johnson, cherche à obtenir « une paix dans l'honneur » en
arrivant en position de force à la table des négociations, pour sauver
le Sud-Viêtnam. On ne s'explique pas, sinon, pourquoi il autorise les
bombardements sur le Cambodge et l'invasion temporaire de ce pays en
avril-mai 1970, ou l'invasion d'une partie du Laos en février 1971 par
l'armée sud-viêtnamienne -une opération réclamée en son temps par
Westmoreland pour couper la piste Hô Chi Minh- et qui se termine
d'ailleurs en fiasco. En 1972, quand les Nord-Viêtnamiens lancent leur
grande attaque conventionnelle, avec blindés et artillerie, pour faire
tomber le Sud-Viêtnam, l'offensive de Pâques, c'est l'armée
sud-viêtnamienne qui résiste au sol avec l'appui massif du parapluie
aérien américain, remplissant alors probablement pour la seule fois de
son existence la mission pour laquelle elle avait été conçue -et gagnant
la partie. Nixon fait aussi bombarder violemment, sans restrictions ou
presque cette fois, le Nord-Viêtnam, en décembre 1972, pour l'amener à
conclure la paix.
L'armée sud-viêtnamienne connaît un sursaut après le Têt, ses
effectifs gonflent, mais les problèmes structurels ne sont toujours pas
réglés, comme le montre l'offensive de 1971 au Laos et même l'offensive
de Pâques de 1972. Quand les Américains se retirent après les accords de
Paris, en janvier 1973, le Sud-Viêtnam est frappé de plein fouet par la
crise économique et sans l'appui américain, il n'est plus en mesure
d'entretenir correctement une armée pléthorique, surmécanisée, pour un
pays en développement. Il ne faut que deux ans au Nord-Viêtnam pour
venir à bout de Saïgon après le retrait américain : même si l'armée
sud-viêtnamienne ne s'est pas effondrée sans combat en 1975,
contrairement à une opinion communément admise, la chute du Sud-Viêtnam
montre bien que le régime n'emportait pas l'adhésion, en tout cas pas
suffisamment pour tenir face à un tel adversaire. En précipitant le
retrait américain, l'offensive du Têt a conduit la guerre du Viêtnam à
devenir un affrontement, aussi, plus conventionnel, entre Viêtnamiens.
Et le Nord l'a emporté.
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