Nicolas Bernard : retenez
bien ce nom, car il s'agit de l'auteur d'une somme désormais
incontournable, en français, sur la guerre germano-soviétique (cf
couverture ci-contre) sortie le mois dernier, et dont j'avais fait la recension. Nicolas a lu mon propre livre, L'offensive du Têt, et m'a envoyé cette recension, dont je le remercie, même si je ne suis pas très sûr ce mériter tous ces éloges (!).
L’année 1968 est destinée à
faire partie de ces épisodes charnières qui bouleversent les
civilisations : contestations étudiantes à l’Ouest,
lesquelles marquent le passage à l’âge adulte de la génération
du « Baby Boom », tensions sociales et raciales aux
Etats-Unis, ébranlement du bloc soviétique à Prague, apogée de la
« Révolution culturelle » en Chine. Bien sûr, l’année
consacrera aussi le triomphe d’un De Gaulle, d’un Nixon, d’un
Brejnev, d’un Mao. Mais le mal est fait. Plus rien ne sera comme
avant.
En un sens, l’offensive du Têt,
ce séisme spectaculaire de la Guerre du Vietnam qui ouvrira l’année,
aura contribué à faire exploser la crise. Elle achève de rendre
impopulaire aux Etats-Unis un conflit qui prenait de plus en plus
figure de bourbier, voire – chez les plus radicaux – de
« croisade impérialiste » contre les « damnés de
la terre ». Lutter contre le communisme, soit : mais
fallait-il soutenir un régime dont les policiers abattent d’une
balle en pleine tête des prisonniers devant les caméras de
télévision ? Vaincre l’ennemi « rouge »,
d’accord : or qu’était-ce donc que cette guerre où l’armée
américaine se vantait, non pas d’énergiques offensives à la
Patton, mais de tuer telle dizaine de Vietcongs par jour (le Body
Count) ? Le sursaut communiste du Têt, tout à coup,
cristallise le mécontentement américain, car il prouve que
l’« aventure vietnamienne » des Etats-Unis est devenue
ingagnable…
L’événement, qui a suscité
d’abondantes controverses historiographiques outre-Atlantique,
reste toutefois méconnu en France. S’il existe d’excellentes
études hexagonales du conflit (l’on songe notamment aux synthèses
de Jacques Portes et Philippe Franchini), cette bataille – ou
plutôt cette succession d’opérations – est restée curieusement
négligée. L’ouvrage de Stéphane Mantoux, agrégé d’Histoire
et auteur bien connu de revues d’histoire militaire, a pour objet
de combler cette lacune. A ce titre, l’étude, sur un peu plus de
200 pages, constitue une excellente combinaison de
re-contextualisation, de récit militaire « punchy » et
d’analyse historiographique.
Le premier chapitre retrace avec
clarté les prémisses et les premières années de la Guerre du
Vietnam, de la décolonisation sur fond de Guerre Froide à partition
du pays, de la montée de la guérilla communiste – soutenue par le
Nord-Vietnam – à la très progressive intervention américaine.
Peu à peu, en effet, les Etats-Unis tentent de marier l’eau et le
feu : sur le terrain, ils ne se limitent plus à envoyer des
« conseillers militaires », mais mobilisent le
contingent, le tout au service d’une stratégie qui consiste, non à
éliminer le Nord-Vietnam, mais à tuer autant de « Vietcongs »
que possible ; dans les airs, ils entament des bombardements
stratégiques de grande ampleur sur le Nord-Vietnam, sans pour autant
franchir le pas de la « destruction totale ». Bref, de
puissants moyens au service d’une « guerre limitée »,
à savoir user, décourager le régime communiste de Hanoi : à
vouloir éviter l’escalade, le gouvernement américain peine à se
dégager d’un paradoxe stratégique qui rencontre l’incompréhension
grandissante de l’opinion.
Sitôt planté le décor, Stéphane
Mantoux nous emmène – autre point fort de l’ouvrage – « de
l’autre côté de la colline », c'est-à-dire dans le camp
communiste. Bien entendu, et l’auteur ne s’en cache pas,
l’inaccessibilité des sources vietnamiennes rend l’entreprise
ardue. De nombreux indices n’en permettent pas moins, mis bout à
bout, de retracer les passionnants prolégomènes de l’offensive du
Têt. En l’occurrence, le Nord-Vietnam et le Vietcong, cessent
d’apparaître comme un bloc monolithique et fanatisé, mais comme
un agrégat de structures et de factions où les rivalités
personnelles jouent probablement leur rôle. Se dessine notamment une
opposition marquée entre le Secrétaire-Général du Parti
communiste nord-vietnamien, Le Duan, qui revendique une stratégie
plus agressive, et le célèbre général Giap, partisan de la ligne
« Le Nord d’abord », laquelle préconise de mettre
l’accent sur le développement du Nord-Vietnam pour laisser le
Sud-Vietnam se libérer par lui-même. Du reste, Hanoi doit tenir
compte de la scission du bloc communiste entre l’U.R.S.S., pour qui
la guerre entrave sa politique de « détente » avec
l’Occident, et la Chine de Mao, qui voit d’un très bon œil
l’intervention américaine prendre des allures de fiasco – toute
détestation des Vietnamiens mise à part.
Le choix de l’offensive est
finalement entériné en 1967. Le plan est audacieux : les
grandes villes et les bases américaines seront prises d’assaut par
le Vietcong, assisté de formations nord-vietnamiennes discrètement
acheminées au sud. Ces chocs simultanés pulvériseront l’armée
sud-vietnamienne, provoqueront le soulèvement de la population, et
ne manqueront pas d’affaiblir durablement les Américains, au point
de les pousser à évacuer le pays. Stéphane Mantoux nous détaille
les entreprises habiles d’intoxication que déploient alors les
Nord-Vietnamiens. Plusieurs offensives sont même conduites dans les
régions frontalières éloignées afin d’y attirer le maximum
d’unités américaines et sud-vietnamiennes – notamment dans le
secteur de Khe Sanh…
Les forces en présence ont leurs
forces et leurs faiblesses. L’armée américaine bénéficie d’un
armement de pointe, d’une infrastructure admirable – quoique non
exempte de carences. Mais elle manque de réserves, car elle doit
également consacrer des moyens non négligeables à la défense
d’autres secteurs de la planète, en cela y compris le sol
américain lui-même, où elle se trouve impliquée dans des
opérations ponctuelles de maintien de l’ordre. Par ailleurs, les
soldats américains envoyés au Vietnam n’y effectuent qu’un
service annuel, le fameux Tour of Duty, qui érode leur combativité
dans les derniers mois d’activité et nuit à la constitution d’une
classe de « vieux briscards ». L’allié sud-vietnamien
n’est guère mieux loti : l’armée a été paramétrée pour
des opérations de guerre conventionnelle, qui n’est pas de mise
face au Vietcong, et elle peine à trouver ses marques dans une
société où l’Etat lui-même incapable de mener à bien un
processus démocratique.
En face, les combattants
nord-vietnamiens – qui, contrairement à une idée reçue, ne sont
pas nécessairement entraînés à se battre dans la jungle – et
vietcongs sont essentiellement armés à partir de stocks et surplus
chinois et soviétiques, allant jusqu’à hériter d’armes datant
de la Deuxième Guerre Mondiale. Ces deux forces militaires
collaborent étroitement – même si, faute d’archives
disponibles, on peut encore se demander à quel point – sachant que
le Vietcong est solidement implanté dans le Sud-Vietnam.
Toujours est-il que l’agresseur saura bénéficier de l’effet de
surprise, les Américains étant incapables de surmonter leurs
préjugés pour interpréter correctement les « bruits »
qui se multipliaient au fur et à mesure que l’on se rapprochait du
« Jour J ».
On ne reviendra pas ici sur le
déroulement des opérations militaires, au sujet desquelles Stéphane
Mantoux nous livre un récit haletant, des quartiers de Saïgon à
Hué, pour finir par Khe Sanh, où les Américains redoutaient un
nouveau « Dien Bien Phu ». Fait à signaler, l’auteur
évite de recourir à un jargon militaire et sait aller à
l’essentiel, sans négliger le recours au témoignage. Cinq cartes
judicieusement choisies complètement utilement l’exposé. L’on
apprend également que l’offensive du Têt a été relancée au
mois de mai (le « mini-Têt »), causant de lourdes pertes
à l’assaillant mais achevant de dissiper l’illusion de sécurité
qui prévalait à Saïgon.
L’Offensive du Têt, rappelle
Stéphane Mantoux, demeure un lourd échec militaire. Les communistes
n’ont pas réussi à écraser l’armée sud-vietnamienne, laquelle
– avec l’aide des forces de police – a tenu bon. La population
ne s’est pas révoltée. L’armée américaine s’est montrée
réactive. A l’inverse, les assaillants ont dispersé leurs
frappes, ou n’ont su les exploiter – ce que rendait difficile, il
est vrai, la nécessité d’accumuler les troupes de choc dans les
secteurs clés… sans attirer l’attention. Les pertes communistes
sont lourdes : sur 80.000 hommes, 37.000 ont été tués, 5.000
capturés ! Le Vietcong est décimé, et laisse désormais la
place au Nord-Vietnam pour conduire la « guerre de
libération ».
Pour autant, sur le plan
politique, le succès est patent. L’Offensive du Têt donne aux
Américains l’impression d’avoir affaire à un ennemi aussi
insaisissable que bien organisé. Elle dément les prétentions
optimistes du Pentagone et de la Maison-Blanche, qui jusqu’alors –
et politique oblige – proclamaient imprudemment que l’ennemi
était pratiquement à genoux. Le Pentagone se prend soudainement à
exagérer la gravité de la situation, pour soutirer au Président
Johnson des effectifs supplémentaires aux fins de renflouer la
réserve stratégique ! Le fossé se creuse entre Johnson et
l’armée, entre Johnson et le peuple, et Johnson lui-même renonce
à se présenter aux élections présidentielles qui se tiennent
cette année.
Dans un dernier chapitre, Stéphane
Mantoux se penche sur les différentes problématiques
historiographiques soulevées par l’Offensive du Têt – ce qui
l’amène à traiter de la mémoire de l’événement, telle que
véhiculée par les historiens et la classe politique américaine.
Les communistes vietnamiens ont-ils procédé à des exécutions
massives de Sud-Vietnamiens dans les zones conquises ? La
bataille de Khe Sanh était-elle une diversion ? Quel a été le
rôle de la presse américaine dans la couverture des événements,
son impact sur la société ? Les Américains ont-ils mené une
stratégie adéquate ? Notons que l’auteur ne se limite pas à
tenter de résoudre ces questionnements, mais les réinsère dans
leur contexte mémoriel, dominé depuis longtemps par la mauvaise
conscience et les polémiques sur le bien-fondé de l’engagement
américain au Vietnam.
Au final, l’ouvrage constitue
une heureuse mise à jour de nos connaissances sur cet événement
capital de la Guerre du Vietnam en particulier – et de l’année
68 en général. Stéphane Mantoux – comme d’habitude, pour les
habitués de son blog – a produit une synthèse au style limpide, à
la structure sans faille, conciliant concision et érudition, volonté
de dépasser les idées reçues et sens de la nuance. Et ce n’est
là que son premier livre…
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