A son tour, Michel Goya, qui tient le blog La voie de l'épée et qui a lu L'offensive du Têt, a bien voulu me poser quelques questions sur le livre. Merci à lui.
L'offensive du Têt est relativement mal connue du grand
public français. Quelles en sont les grandes étapes et les originalités ?
Effectivement, l'offensive du Têt reste mal connue du
grand public français, à l'image de la guerre du Viêtnam, d'ailleurs. Il faut
dire que l'historiographie est dominée par les Américains et que peu de
chercheurs français s'y intéressent -sauf en lien avec la guerre d'Indochine,
généralement.
Les grandes étapes sont le reflet du plan communiste. Il y
a d'abord la phase de diversion, prévue pour attirer les troupes américains
hors des zones côtières et peuplées, de façon à dégarnir les villes pour la
phase principale de l'offensive. Elle commence à l'automne 1967 avec des
attaques sur des points proches des frontières du Sud-Viêtnam. Le camp des Marines
à Con Thien, au sud de la zone démilitarisée, subit ainsi un siège en règle et
un pilonnage d'artillerie en septembre 1967, les premières escarmouches ou
assauts ayant commencé en avril-mai. En octobre, les communistes attaquent par
surprise la ville de Loc Ninh, au nord de Saïgon, près de la frontière
cambodgienne et, contrairement à leur habitude, s'y maintiennent. En novembre,
cette « bataille des frontières » culmine autour de Dak To, sur les
Hauts-Plateaux, où la 173ème brigade aéroportée bute dans plusieurs régiments
nord-viêtnamiens retranchés sur des hauteurs, notamment la colline 875, où les
combats sont particulièrement violents. Enfin, durant la majeure partie de
l'année 1967, les Nord-Viêtnamiens investissent les environs du camp de Khe
Sanh, au nord-ouest du Sud-Viêtnam, au sud de la zone démilitarisée et à la
frontière du Laos, pour en faire le siège. L'objectif de la phase de diversion
n'est pas véritablement rempli : les troupes américaines dépêchées en renfort
sont fréquemment redéployées vers les zones côtières ou près des villes d'où
elles étaient venues. En revanche, cette diversion a contribué à fixer
l'attention des Américains, et en premier lieu de leur commandant,
Westmoreland, sur les frontières, et les pertes ont parfois été lourdes, comme
celles des « Sky Soldiers » à Dak To.
L'offensive du Têt à proprement parler débute dans la nuit
du 30 au 31 janvier 1968. Le Viêtcong, essentiellement, lance ses
troupes régulières à l'assaut de la plupart des capitales provinciales et des
grandes villes du Sud-Viêtnam. Au départ, la surprise est totale et permet à
l'assaillant de s'emparer de nombre d'objectifs. Mais le plan n'a pas prévu ce
qu'il convient de faire en cas de succès : aussi le Viêtcong
demeure-t-il sur place sans exploiter la réussite initiale de certaines
opérations. Ce faisant, il s'expose aux contre-attaques immédiates de l'armée
sud-viêtnamienne, qui ne s'est pas effondrée, et des Américains, qui réagissent
très vite. Passée la première semaine de février, les combats ne se prolongent
qu'à Saïgon, un des principaux objectifs du Têt, à Hué, la grande ville du nord
prise dès le 31 janvier par les Nord-Viêtnamiens, et à Khe Sanh, assiégée
depuis le 20-21 janvier. À Hué, les Marines, épaulés par l'ARVN, mettent
un mois à reconquérir la ville, pied à pied, face à plusieurs régiments
nord-viêtnamiens bien retranchés. Khe Sanh n'est dégagé que le 7 avril par une
opération de la 1ère division de cavalerie, des Marines et de l'ARVN qui
brise le maigre étau subsistant autour du camp retranché -le siège n'est plus
maintenu que par un rideau de troupes nord-viêtnamiennes dès le mois de mars.
Le Têt ne se termine pas avec la levée du siège de Khe Sanh puisque dès le mois
de mai, les Nord-Viêtnamiens lancent la phase II de l'offensive, en repartant à
l'attaque, notamment à Saïgon. Le mois de mai 1968 est d'ailleurs le plus
sanglant de toute la guerre pour l'armée américaine. Enfin, une nouvelle série
d'attaques, qui correspond à la phase III, a lieu en août et s'arrête en
septembre.
Quant aux originalités de l'offensive, il y en a
plusieurs. D'abord, c'est la première offensive généralisée à l'ensemble du
Sud-Viêtnam depuis l'intervention directe des Américains, en 1965. Le plan
communiste a été pensé de bonne heure, mais n'est sélectionné qu'en 1967, afin
de conserver l'initiative. L'originalité tient aussi à sa complexité, puisqu'il
intègre un vaste prélude de diversion et deux phases optionnelles après la
première en cas d'échec de celle-ci, et c'est bien ce qui arrive en réalité,
les trois phases se succédant de janvier à août 1968. Le plan est original
parce qu'il prévoit d'attaquer des villes qui ont été jusque là épargnées par
le conflit, comme Hué, capitale culturelle et symbolique du Sud-Viêtnam, de
façon à faire comprendre à la population que le régime sudiste ne peut garantir
sa sécurité et précipiter les ralliements. Enfin, ce qui est frappant dans la
stratégie communiste, c'est l'étroite imbrication entre les volets politique et
militaire : les buts de l'offensive ne sont pas tant militaires (infliger
le plus de dégâts aux Américains) que politiques (provoquer un soulèvement
populaire, désintégrer l'ARVN par les ralliements, entraîner le retrait
américain du Sud-Viêtnam, et in fine la chute de Saïgon).
L'offensive du Têt est un modèle de campagne opérative
dont l'effet stratégique est supérieur à la somme des résultats tactiques,
souvent médiocres voire négatifs. N'est-ce pas à cet échelon entre le tactique
et le stratégique que la supériorité du Nord s'est faîte ?
Probablement. Il faut aussi bien voir que l'effet
recherché est avant tout politique : certains dirigeants communistes
s'interrogent d'ailleurs sur la capacité des troupes régulières du Viêtcong
à tenir dans un contexte plus conventionnel, notamment en combat urbain. Sur le
plan militaire, s'il est vrai que l'offensive est globalement un échec,
celui-ci occulte que la surprise initiale a permis de beaux succès tactiques au
Viêtcong ou aux Nord-Viêtnamiens. Sur la base aérienne de Tan Son Nhut,
le Viêtcong infiltre la base et n'est repoussé que sur le tarmac par
deux bataillons de paras sud-viêtnamiens qui se trouvent là par le plus grand des hasards. A Hué, les
Nord-Viêtnamiens manquent d'emporter la totalité de la ville qui ne doit son
salut qu'à la résistance tenace d'éléments de la 1ère division d'infanterie de
l'ARVN, unité d'élite, et de conseillers militaires anglo-saxons. Enfin, près
de Khe Sanh, les Nord-Viêtnamiens engagent pour la première fois une douzaine
de blindés (des chars légers amphibie PT-76 soviétiques) qui submergent le camp
des forces spéciales à Lang Vei, sans que les Marines ou l'aviation ne
puissent rien y changer. Le schéma de l'offensive semble effectivement mettre
en oeuvre une forme d'art opératif : il est difficile de déterminer une
influence extérieure, Giap ne s'étant jamais véritablement exprimé sur ce
sujet. En retraçant son parcours, on imagine que des contacts avec les
Soviétiques ou les Chinois ont pu amener, d'une certaine façon, à esquisser ce
niveau intermédiaire de la guerre que l'on voit à l'oeuvre durant le Têt -quand
et comment, c'est la question. Mais l'offensive ne doit probablement rien, par
exemple, à des conseillers du bloc communiste.
Une des nombreuses qualités de votre travail est la place
qu'il accorde à l'acteur oublié de cette campagne : l'armée sud-vietnamienne,
presque toujours présentée comme faible et corrompue. Sa solidité et son
efficacité ont surpris tout le monde dans cette campagne et sont peut-être la
clé de son résultat immédiat. Comment l'expliquez-vous ?
L'armée sud-viêtnamienne a été effectivement, pendant
longtemps, l'une des grandes oubliées, ou méprisées, de l'historiographie. Si
elle ne s'effondre pas comme l'espéraient les communistes en déclenchant
l'offensive, c'est pour plusieurs raisons. D'abord, la junte militaire dirigée
par le président-général Thieu, depuis 1965, tient en main l'armée,
politiquement parlant, à la suite de Diêm. Ensuite, les unités d'élite de
l'ARVN, qui ont mené les opérations de combat et continuent à en mener,
régulièrement, après l'intervention américaine, jouent un rôle décisif. A
Saïgon, la défense s'articule notamment autour des Rangers, de quelques
bataillons de Marines et de paras. A Hué, la 1ère division d'infanterie
réussit à s'accrocher dans la partie nord de la ville qu'elle reconquiert
pratiquement seule -si l'on excepte un bataillon de Marines américains
envoyé en renfort mi-février- face aux Nord-Viêtnamiens. Même à Khe Sanh, les
Marines sont épaulés par le 37ème bataillon de Rangers de l'ARVN qui
subit d'ailleurs l'un des assauts principaux contre la base. Enfin, la plupart
du temps, la population se place sous la protection de l'ARVN, voire des
Américains, face à l'assaut communiste, ce qui regonfle le moral des soldats
sud-viêtnamiens après le choc de l'offensive. En outre ceux-ci constatent
rapidement que les Américains se reprennent et qu'eux-mêmes peuvent venir à
bout des groupes d'assaut du Viêtcong, comme à Saïgon par exemple.
S'il est vrai que l'armée sud-viêtnamienne est l'un des acteurs
majeurs dans la défaite globale des
communistes pendant le Têt, il n'en demeure pas moins que la performance est
contrastée. D'abord parce que les divisions d'infanterie réalisent des
performances inégales. Ensuite, les unités d'élite, fréquemment engagées,
sortent épuisées et usées de l'offensive du Têt, ce qui aura des conséquences
par la suite. Enfin, il faut remarquer que les Américains peinent toujours à
coordonner leur action avec l'allié sud-viêtnamien. Le cas le plus emblématique
à cet égard est sans doute celui de Hué : la reconquête de la ville est
divisée entre les Marines au sud et les Sud-Viêtnamiens au nord, les
tirs fratricides ne sont pas rares, les Américains manifestent parfois, surtout
a posteriori, plus de respect pour l'adversaire communiste que pour l'allié
sud-viêtnamien, dont les soldats sont régulièrement accusés d'être des pilleurs
ou des lâches. Or, en réalité, à Hué, ne sont engagées que des unités d'élite -Marines,
paras, 1ère division d'infanterie- dont les pertes sensibles montrent la
détermination au combat, alors même que l'équipement n'est pas forcément
moderne.
Qu'ont retenu les Américains de ce conflit, dont on pense
généralement qu'ils l'ont refoulé aussitôt ?
Il y a effectivement, assez largement, un effet repoussoir
de la guerre du Viêtnam pour les militaires américains, dès 1973 et surtout
après 1975. Dès l'année suivante, on voit que l'armée américaine se recentre
sur le combat conventionnel face aux Soviétiques dans le cadre de la doctrine
« Active Defense » en Europe, supplantée quelques années plus tard
par la fameuse doctrine de l' « Airland Battle ». A dire vrai, le
questionnement est plus le fait des historiens de l'armée américaine, qui
souvent penchent dans le courant révisionniste, c'est à dire celui qui pense
que la guerre du Viêtnam aurait pu être gagnée. Certains, tel Harry Summers,
sont alors persuadés que le pouvoir politique a bridé les militaires, les
empêchant notamment de bombarder efficacement le Nord-Viêtnam, voire de
l'envahir, ou tout simplement de détruire la piste Hô Chi Minh en attaquant le
Laos, en particulier. D'autres, comme Andrew Krepinevich, sont plus critiques à
l'égard de l'armée américaine qui n'aurait pas mené, en fait, la bonne guerre,
étant trop focalisée sur la dimension conventionnelle. Ce qui est frappant,
c'est que l'armée américaine s'est tournée ensuite, sous l'égide d'hommes comme
Schwarzkopf ou Powell, tous les deux vétérans du Viêtnam, vers la dimension
conventionnelle et la découverte de l'art opératif, comme le montre la guerre
du Golfe. En revanche, la dimension contre-insurrectionnelle, la question des
liens entre buts politiques et militaires dans le cadre d'une stratégie
cohérente, ont été largement délaissés. On en constate les limites lorsque les
Etats-Unis doivent faire face, après la
chute de l'URSS, à des formes de combat qui ne relèvent plus seulement de la
guerre conventionnelle, mais plus uniquement, aussi, de la contre-insurrection.
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