Le quatrième volet de la série documentaire Battlefield Vietnam (1999), de PBS, revient sur l'incapacité des Américains à déloger le Viêtcong de ses sanctuaires au nord de Saïgon, le Triangle de Fer et les War Zones C et D, adossées au Cambodge. Dès 1966, les opérations search and destroy se heurtent à un ennemi très évasif, qui joue de la proximité de la frontière et surtout des complexes de tunnels parmi les plus importants du Sud-Viêtnam. Les grandes opérations de 1967, Cedar Falls et Junction City, ne réussissent pas non plus à emporter la décision, en dépit des moyens considérables qui sont engagés et d'une tentative délibérée de terre brûlée pour Cedar Falls, dans le Triangle de Fer. Le documentaire a l'avantage de bien mettre en perspective les limites des choix américains dès 1966 et le renforcement du dispositif, mais s'attarde peut-être trop sur Cedar Falls et pas assez sur Junction City.
lundi 30 septembre 2013
K comme... Kit Carson Scouts
Les Kit Carson Scouts sont d'anciens communistes, cadres politiques ou militaires souvent, qui ont fait défection, et qui acceptent de participer au combat à côté de soldats américains, australiens ou thaïlandais, souvent comme éclaireurs mais aussi parfois comme soldats, interprètes ou agents de renseignement. Les Américains procèdent ainsi à partir de mai 1966, lorsqu'un groupe du Viêtcong fait défection dans le secteur du 9th Marines. Les communistes répandent alors une rumeur selon laquelle Ngo Van Bay, un des défecteurs, a été horriblement torturé avant d'être exécuté. Le commandant du régiment envoie Bay et deux de ses camarades dans les villages pour rassurer les paysans. L'effet est tel que les Américains décident d'employer les défecteurs viêtcong du programme sud-viêtnamien Chieu Hoi ("Bras Ouverts") pour aider leurs opérations militaires ou de pacification. Bientôt, toutes les unités de Marines ou presque dans la zone tactique du Ier corps utilisent des Viêtcongs retournés.
Le programme des Kit Carson Scouts naît officiellement en octobre 1966 : le nom aurait été proposé par le général Nickerson, commandant la 1st Marine Division, qui a des ascendances indiennes et qui se trouve être un "mordu" de l'histoire de la conquête de l'ouest américain. Le nom Kit Carson rappelle cet aventurier américain du XIXème siècle, à la fois homme de la frontière, agent indien et soldat américain. D'octobre à décembre 1966, la IIIrd Marine Amphibious Force crédite ses unités Kit Carson Scouts de la mort de 47 Viêtcongs, de la prise de 16 armes et de la découverte de 18 mines ou tunnels. Westmoreland encourage bientôt l'initiative pour toutes les forces américaines au Viêtnam. A la mi-1968, ce sont plus de 700 Viêtcongs retournés qui servent avec les troupes sur le terrain. Beaucoup d'entre eux opèrent avec les patrouilles longue distance des Special Forces, ou conduisent les Américains vers les caches, tunnels ou dépôts viêtcong ou nrod-viêtnamiens. Les Kit Carson Scouts sont également utiles pour le programme de pacification car ils sont plus écoutés des paysans que les agents du gouvernement sud-viêtnamien... après le retrait américain, la plupart demande à rester auprès des unités de l'ARVN. Après la chute du Sud en 1975, beaucoup, capturés, sont exécutés ou emprisonnés par les vainqueurs.
Pour en savoir plus :
Clayton D. LAURIE, "Kit Carson Scouts", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.596.
Libellés :
1966,
1968,
alphabet,
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défecteurs,
Kit Carson Scouts,
pacification,
programme Chieu Hoi,
Viêtcong,
Westmoreland,
zone tactique du 1er corps
dimanche 29 septembre 2013
J comme... Junction City
La deuxième opération search and destroy menée à l'échelon du corps d'armée par les Américains au Sud-Viêtnam, et l'une des opérations les plus importantes de la guerre. Elle dure du 22 février au 14 mai 1967 et implique 4 bataillons sud-viêtnamiens et 22 bataillons américains, tirés des 1st, 4th, 9th et 25th Infantry Divisions ; le 11th Armored Cavalry Regiment ; les 196th Infantry et 173rd Airborne Brigades. Junction City fait suite à Cedar Falls, mais avait été planifiée avant, dès la fin 1966. A la dernière minute, le MACV obtient des renseignements faisant état de la présence d'un QG viêtcong dans la zone du Triangle de Fer, qui sera donc visé par Cedar Falls. DePuy, le commandant de la 1st Infantry Division, s'oppose à Seaman, le chef de la IInd Field Force qui a obtenu le report, mais ce dernier est soutenu par Westmoreland. Junction City est encore retardée d'un mois pour résoudre les problèmes opérationnels qui se sont présentés durant Cedar Falls.
L'objectif de Junction City est de détruire là jusque là très évasive 9ème division viêtcong, commandée par le général nord-viêtnamien Hoang Cam, qui commandait déjà un régiment à Dien Bien Phu. La 9ème division opère dans la War Zone C, un sanctuaire viêtcong au nord-ouest de Saïgon, une zone plate et marécageuse près de la frontière cambodgienne, entrecoupée de rizières et de jungle. La montagne Nui Ba Den, qui culmine à plus de 1 000 mètres, domine le terrain ; découpée de grottes, les Américains suspectent qu'elle abrite par ailleurs le QG de l'Office Central pour le Sud-Viêtnam, autrement dit celui du Viêtcong au Sud.
La 3rd Brigade de la 4th Infantry Division et la 196th Infantry Brigade doivent prendre des positions de blocage à l'ouest. La 1st Infantry Division est à l'ouest. La 173rd Airborne Brigade et la 1st Brigade, 1st Infantry Division bloquent au nord. Le 11th Armored Cavalry Regiment à droite et la 2nd Brigade, 25th Infantry Division à gauche balaieront ensuite du sud vers le nord ce gigantesque fer à cheval inversé.
L'opération Junction City commence le 22 février 1967 par le largage du 2nd Battalion, 503th Infantry de la 173rd Airborne Brigade, le seul lâcher massif de parachutistes de toute la guerre, près de la frontière cambodgienne. Puis 249 hélicoptères déposent 8 bataillons d'infanterie sur les positions de blocage au nord, dans une des plus grandes opérations aéromobiles du conflit. Le jour suivant, les forces au sud commencent à remonter vers le nord dans la poche. Le 28 février, la 173rd Airborne Brigade découvre le bureau d'information clandestin du Viêtcong, avec un laboratoire photo souterrain. Le même jour, à l'est, la 1st Infantry Division engage un bataillon nord-viêtnamien. Le 10 mars, le 272ème régiment viêtcong attaque un bataillon de sapeurs qui construit un camp pour les Special Forces à Prek Klok, qui sont repoussés par les unités de soutien, notamment une d'artillerie qui tire au canon débouché à zéro.
Le 18 mars, la phase II de Junction City démarre pour nettoyer la zone est de la War Zone C. La 173rd Airborne Brigade est remplacée par la 1st Brigade, 9th Infantry Division. Durant les deux semaines suivantes, trois engagements majeurs vont se succéder très rapidement. Pendant la nuit du 19 mars, une Troop de cavalerie mécanisée de la 9th ID manque d'être submergée par le 273ème régiment viêtcong : les GI's restent enfermés dans leurs M113 pendant que l'artillerie tire des obus Beehive à fléchettes sur leur position contre les assaillants. A l'aube du 21 mars, sous le commandement du général Hoang Cam, le 273ème régiment de la 9ème division et le 16ème régiment nord-viêtnamien attaquent un bataillon du 22nd Infantry, 4th ID, qui protège une unité d'artillerie à la Firebase Gold, près de Suoi Tre. Il faut deux autres bataillons américains pour déloger les assaillants et le général Hoang Cam reconnaît dans ses mémoires avoir subi de lourdes pertes. Enfin, près de la LZ George, le 1st Battalion, 26th Infantry, commandé par Alexander Haig, est assailli par le 271ème régiment viêtcong et par un bataillon du 16ème régiment nord-viêtnamien. Ceux-ci sont repoussés par l'artillerie, par les gunships et l'aviation.
Une phase III rajoutée démarre le 15 avril, avec une brigade "flottante", composée d'un bataillon de la 25th Infantry Division et d'un bataillon de l'ARVN, qui patrouillent dans la War Zone C. Les unités de la 9th Infantry Division remplacent la 196th Infantry Brigade près de la montagne Nui Ba Den. Les patrouilles ne rencontrent que peu de résistance. Sur le plan tactique, Junction City est un succès. Les Américains perdent 282 morts et 1 576 blessés, 3 chars, 4 hélicoptères, 5 canons et 21 véhicules blindés, mais revendiquent la mort de plus de 2 700 ennemis. Mais sur le plan stratégique, comme de nombreuses autres opérations search and destroy, c'est un échec : les 3 régiments de la 9ème division viêtcong, malmenés, n'en prennent pas moins part à l'offensive du Têt moins d'un an plus tard et occupent encore la War Zone C. Pire : Giap, rendu prudent par cette opération, déplace l'infrastructure du Viêtcong au Cambodge, où se trouve déjà des formations nord-viêtnamiennes. Les Américains sont contraints de continuer leur stratégie d'attrition, sans pouvoir toucher au coeur de la puissance adverse.
Pour en savoir plus :
David T. ZABECKI, "Iron Triangle", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.555-557.
Libellés :
1967,
9ème division viêtcong,
Alexander Haig,
alphabet,
Cambodge,
Cedar Falls,
DePuy,
Hoang Cam,
Junction City,
Saïgon,
search and destroy,
War Zone C,
Westmoreland
I comme... Iron Triangle
Le Triangle de Fer est un sanctuaire viêtcong situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Saïgon. Il est délimité à l'est par la route nationale n°13 et la rivière Thi Thanh, et au sud-ouest par la rivière Saïgon. La zone de jungle épaisse baptisée le Trapèze, à l'ouest et au nord de Ben Cat, et la forêt de Thanh Dien sont au nord du Triangle. Le village de Ben Suc est au nord-ouest, le village de Ben Cat est au nord-est, et le village de Phu Cong est au sud-est : ils forment les pointes du triangle. Ben Suc est un temps le QG de la région militaire 4 du Viêtcong, responsable de Saïgon et de ses alentours.
L'opération Cedar Falls, en janvier 1967, est lancée pour éliminer le Triangle de Fer. Les habitants sont évacués, les villages rasés, la terre est retournée par des bulldozers et les tunnels sont détruits. Le Triangle de Fer devient une zone dévastée constamment pilonnée par l'artillerie et l'aviation américaines. Cela n'empêche pas les communistes de réinvestir le secteur.
Pour en savoir plus :
John F. VOTAW, "Iron Triangle", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.539.
samedi 28 septembre 2013
H comme... Hamburger Hill
L'un des plus sanglants combats de la guerre du Viêtnam. La bataille de la montagne Dong Ap Bia, connue sous le nom de Hamburger Hill, a lieu entre le 11 et le 20 mai 1969, pendant l'opération Apache Snow (10 mai-7 juin 1969). Les Américains se heurtent à des réguliers nord-viêtnamiens particulièrement bien retranchés et qui, contrairement à leur habitude, vont tenir sur place face à de multiples assauts frontaux américains. C'est pourquoi la bataille prend un tour particulièrement sanglant et que la montagne reçoit le surnom de "Hamburger Hill". Se déroulant au moment où les premiers retraits de troupes américains sont annoncés au public américain, la bataille suscite la controverse et le débat sur les tactiques et les objectifs de l'armée au Viêtnam.
La montagne Dong Ap Bia se situe dans la vallée de A Shau, à l'ouest de la zone tactique du Ier corps, au sud-ouest de Hué, près de la frontière laotienne. Contrairement à plupart des éminences à l'ouest de la vallée, qui forment une chaîne, Ap Bia se dresse seule, à plus de 1 000 mètres d'altitude, découpée par des ravins, recouverte par une canopée double ou triple de jungle. Elle est composée de plusieurs collines, la 937 au nord, la 916 au sud-ouest. L'opération Apache Snow vise à maintenir la pression sur la vallée d'A Shau, à la fois lieu de repos et terminus pour les infiltrations nord-viêtnamiennes sur la piste Hô Chi Minh. L'opération implique la 3rd Brigade de la 101st Airborne Division, le 9th Marines, et le 3rd Infantry Regiment de la 1st Infantry Division de l'ARVN.
Le deuxième jour, la compagnie B du 3rd Battalion, 187th Infantry (les Rakassans), subissent des tirs de mitrailleuses et de RPG sur la colline 937. Il s'agit des 7ème et 8ème bataillons du 29ème régiment nord-viêtnamien, enterrés dans des bunkers sur la colline. Après une série d'assaut sur la colline, les Rakassans sont renforcés par deux autres bataillons de deux régiments de la 101st Airborne et par un bataillon du 3rd Infantry Regiment de l'ARVN. Le 18 mai, un assaut monté avec deux bataillons manquent d'emporter le sommet mais des pluies torrentielles contraignent les Américains à la retraite. Le 20 mai, après dix tentatives infructueuses, un dernier effort chasse les Nord-Viêtnamiens de la montagne vers leurs sanctuaires au Laos.
L'objectif étant de tuer les soldats ennemis et de provoquer une rupture dans le flux à l'intérieur de la vallée, les Américains et les Sud-Viêtnamiens se retirent une fois le régiment nord-viêtnamien délogé. Comme de coutume ou presque, les Nord-Viêtnamiens réinvestissent bientôt les lieux. Les pertes sont de 56 Américains et 5 Sud-Viêtnamiens tués officiellement, mais Samuel Zaffiri, dans son ouvrage sur la bataille, donne 70 morts américains et 372 blessés, contre un total estimé de 640 morts ennemis. Les médias américains s'emparent de la bataille, vue comme le symbole d'un gaspillage de vies américaines pour des objectifs qui ne sont même pas conservés. Le débat prend une ampleur telle que le commandement américain, en plein retrait et alors qu'est enclenchée la viêtnamisation, doit limiter les opérations de combat.
Pour en savoir plus :
Arthur T. FRAME, "Hamburger Hill, (Battle of)", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.447-448.
Libellés :
101st Airborne Division,
1969,
29ème régiment nord-viêtnamien,
alphabet,
ARVN,
colline 937,
guerre du Viêtnam,
Hamburger Hill,
montagne Dong Ap Bia,
Nixon
G comme... Golfe du Tonkin (incident du)
Un événement majeur qui va précipiter l'intervention directe des Etats-Unis au Sud-Viêtnam, via la résolution du même nom. Le 31 juillet 1964, le destroyer USS Maddox entame un circuit de reconnaissance au large des eaux territoriales du Nord-Viêtnam. Il transporte du personnel radio supplémentaire pour intercepter les communications radio nord-viêtnamiennes, mais ce n'est pas à proprement parler un bâtiment de guerre électronique. A la même époque, les Etats-Unis dont déclenché des opérations clandestines contre les côtes du Nord-Viêtnam, à l'aide de petites embarcations norvégiennes "Nasty", montées par des Sud-Viêtnamiens mais dirigées par des Américains, dans le cadre de l'OPLAN 34A. Ces bâtiments sont basés près de Da Nang. Deux îles au large de la côte du Nord-Viêtnam sont attaquées dans la nuit du 30 au 31 juillet, et deux points de la côte sont bombardés dans la nuit du 3 au 4 août. Une île est pilonnée et l'équipage d'un navire de pêche ramené au Sud pendant la nuit suivante. Le Maddox doit relever le maximum d'informations sur les défenses côtières, et les Américains déclenchent sciemment ces opérations nocturnes pour les mettre sur le qui-vive.
Dans la nuit du 1er août, le Maddox approche de l'île de Hon Me, attaquée dans la nuit du 30 au 31 juillet. Mais les défenses vont se révéler plus solides que prévu. L'après-midi du 2 août, trois navires lance-torpilles quittent l'île et se dirigent vers le destroyer. L'attaque à la torpille échoue et les vedettes nord-viêtnamiennes subissent des dégâts de par le tir des canons du destroyer et par l'intervention de 4 appareils du porte-avions Ticonderoga qui tombent sur elles en pleine retraite. Les Américains pensent, visiblement à tort, avoir coulé une vedette. Le président Johnson n'ordonne pas de frappes de représailles, pensant à une confusion dans la chaîne de commandement nord-viêtnamienne.
Le 3 août, le Maddox revient patrouiller dans le golfe du Tonkin avec un autre destroyer, le Turner Joy, de manière plus prudente cette fois. Les ordres éloignent les deux destroyers de la côte nord-viêtnamienne et interdisent même la section nord du golfe, ce qui empêche le Maddox, aussi, de collecter des renseignements. De nombreux marins, ainsi que le capitaine, John Herrick, pensent qu'une autre attaque des vedettes peut survenir à tout moment. Pendant deux heures, la nuit du 4 août, la situation devient très confuse. Le Turner Joy tire sur des objets visibles sur son radar que le Maddox ne voit pas, tandis que celui-ci intercepte des bruits qu'il interprète comme étant les moteurs des vedettes que le Turner Joy ne détecte pas sur son sonar. Certains marins sont convaincus d'avoir été attaqués par des vedettes, d'autres, qui semblent faire pencher la balance en leur faveur, sont persuadés d'avoir eu à faire à des perturbations atmosphériques, des crêtes de vagues ou même des animaux marins.
A Washington, on adopte la thèse de l'attaque, d'autant plus qu'on argue de communications nord-viêtnamiennes interceptés qui confirmeraient l'incident -que la NSA a déclassifié en 2005-2006, et qui ont sans doute été mal interprétées. Bien des années plus tard, le secrétaire à la défense Robert McNamara rencontre Giap qui lui garantit qu'il n'y a pas eu de seconde attaque. Johnson ordonne des frappes de représailles (opération Pierce Arrow) qui ont lieu dès l'après-midi du 5 août. Deux jours plus tard, il fait voter par le Congrès, à la quasi unanimité, la résolution du golfe du Tonkin qui lui donne les mains libres pour repousser l'agression communiste contre le Sud-Viêtnam. Politiquement, c'est un coup de maître car la population apprécie la gestion de l'affaire par le président et soutient sa politique au Viêtnam. Mais à long terme, l'effet est dramatique car ni la population ni le Congrès ne sont au courant de l'OPLAN 34A et des missions secrètes contre les côtes du Nord-Viêtnam, et ont été trompés sur les buts réels de l'administration Johnson. Beaucoup d'Américains penseront ensuite que la seconde attaque a été montée de toutes pièces et a simplement servi de prétexte.
Pour en savoir plus :
Edwin E. MOISE, "Gulf of Tonkin Incident", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.435-436.
Libellés :
1964,
alphabet,
Golfe du Tonkin,
Hon Me,
incident du golfe du Tonkin,
Nord-Viêtnam,
USS Maddox,
USS Ticonderoga,
USS Turner Joy,
vedettes lance-torpilles
vendredi 27 septembre 2013
F comme... Farm Gate (opération)
Cette opération est ordonnée par le président Kennedy le 11 octobre 1961 : l'USAF envoie un détachement de combat au Sud-Viêtnam, pour contrecarrer l'insurrection communiste. Elle forme le 4400th Combat Crew Training Squadron, surnommé "Jungle Jim", et qui fait appel à de vieux appareils à hélice pour former les pilotes viêtnamiens et mener des missions d'appui limitées. Les 155 hommes et officiers du détachement 2A de l'opération Farm Gate arrivent à Bien Hoa en novembre 1961. D'abord cantonnés à l'entraînement les 8 T-28, les 4 A-26 Invaders et les 4 C-47 se retrouvent employés au combat et à d'autres tâches de soutien.
Bientôt, Farm Gate inclut aussi des vols de reconnaissance et de soutien logistique pour les Special Forces. Le 6 décembre 1961, l'état-major conjoint de l'armée américaine autorise les appareils à mener des missions de combat, à condition qu'au moins un membre d'équipage viêtnamien soit présent à bord, pour justifier de "l'entraînement". Les T-28 et les B-26 deviennent l'ossature de l'effort, mais les pilotes, cantonnés aux missions que les Viêtnamiens ne peuvent accomplir, mal ravitaillés, mal logés, connaissent une chute de moral.
Le 31 décembre 1962, le président Kennedy introduit des changements structurels. En juillet 1963, le squadron devient le 1st Air Commando Squadron (Provisional), rattaché à la flotte aérienne du Pacifique. Il comprend 2 sections d'attaque avec 10 B-26 et 13 T-28 plus des sections de soutien avec 4 U-10 et 6 C-47, à Bien Hoa. Il y a aussi des détachements de B-26 à Pleiku et Soc Trang. Le nom de l'opération est conservé. Mais même ainsi, les appareils ne peuvent remplir la tâche : entre mai et août 1964, plus de 400 demandes de soutien aérien ne peuvent être honorées. Les appareils souffrent du manque de pièces détachées et les ailes des B-26 posent aussi problème. Finalement les B-26 et les T-28 sont remplacés par des A-1E Skyraiders. L'engagement américain, qui se fait de plus en plus important, aboutit à la formation d'une deuxième unité, le 602th Air Commando Squadron, sur Skyraiders, en octobre 1964, à Bien Hoa.
En mars 1965, avec l'intervention directe des Etats-Unis, la présence obligatoire d'un Viêtnamien est levée, les appareils remplacent les marquages sud-viêtnamiens par des marquages américains. Les 2 squadrons de Skyraiders effectuent désormais 80% des missions en soutien de l'ARVN. Avec l'augmentation de la présence américaine en 1966, le rôle de Farm Gate décline. Un des squadrons gagne Nha Trang puis la Thaïlande, l'autre Pleiku. L'opération s'annule d'elle-même quand ce second squadron rejoint aussi la Thaïlande fin 1967. Les Air Commando vont trouver à s'employer dans le cadre d'une autre contre-insurrection, au Laos cette fois.
Pour en savoir plus :
William M. LEARY, "Farm Gate, Operation", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.358-359.
E comme...enclave (stratégie)
C'est la stratégie choisie au début de 1965 par le président Johnson et ses conseillers, à savoir limiter la présence de troupes américaines à la zone côtière. Elle avait été suggérée par l'ambassadeur américain au Viêtnam, le général Maxwell Taylor, qui était alors opposé à l'envoi d'un nombre de troupes trop important. Cette stratégie vise en fait à laisser à l'ARVN la charge de l'essentiel des opérations de combat, soutenue par les Américains : elle est notamment appuyée par le département d'Etat. Elle révèle d'ailleurs les tiraillements au sein de l'administration Johnson quant à l'intervention directe des Américains au Sud-Viêtnam. L'idée est que la République du Viêtnam doit remporter la guerre, aidée par l'armée américaine qui tiendra la zone côtière fortement peuplée. Le département d'Etat pense que les communistes n'oseront pas se découvrir pour venir se heurter aux Américains, de peur de subir des pertes en raison de leur puissance de feu, mais n'envisage pas de toute façon que les Etats-Unis puissent gagner la guerre pour le Sud-Viêtnam.
Cette stratégie de l'enclave semble être un compromis pour limiter le plus possible les pertes américaines. L'ARVN reprendra le contrôle des campagnes, tandis que le gouvernement gagnera en légitimité et en crédibilité, puisque les Américains sécuriseront les points stratégiques. En mars 1965, les 3 500 Marines débarqués à Da Nang appliquent cette stratégie : ils ne protègent que la base aérienne et les installations logistiques ou de communication. Ils ne mènent pas d'opérations offensives contre le Viêtcong. Mais le général Westmoreland n'a jamais soutenu cette stratégie. Il fait remarquer que celle-ci va "bunkeriser" la troupe et faire perdre à l'armée américaine ses avantages en terme de mobilité et de puissance de feu. Westmoreland demande donc des troupes supplémentaires. Dès le 1er avril, Johnson envoie un bataillon de Marines en plus et 20 000 hommes des services. En outre, il autorise les Marines à participer à des opérations de combat dans un rayon de 70 km autour de Da Nang en tant que réserve de l'ARVN. Mais la piètre performance de celle-ci et la multiplication des assauts communistes en juin montrent que la stratégie n'est pas adaptée. Chaque semaine, les communistes détruisent l'équivalent d'un bataillon sud-viêtnamien et s'emparent d'une capitale de district. Le 7 juin, Westmoreland demande un effectif de 44 bataillons américains sous peine de voir le Sud-Viêtnam s'effondrer en six mois. Vingt jours plus tard, les forces américaines reçoivent l'autorisation d'engager l'ennemi près de la côté et à l'intérieur des terres, vers les Hauts-Plateaux.
Cette stratégie de l'enclave semble être un compromis pour limiter le plus possible les pertes américaines. L'ARVN reprendra le contrôle des campagnes, tandis que le gouvernement gagnera en légitimité et en crédibilité, puisque les Américains sécuriseront les points stratégiques. En mars 1965, les 3 500 Marines débarqués à Da Nang appliquent cette stratégie : ils ne protègent que la base aérienne et les installations logistiques ou de communication. Ils ne mènent pas d'opérations offensives contre le Viêtcong. Mais le général Westmoreland n'a jamais soutenu cette stratégie. Il fait remarquer que celle-ci va "bunkeriser" la troupe et faire perdre à l'armée américaine ses avantages en terme de mobilité et de puissance de feu. Westmoreland demande donc des troupes supplémentaires. Dès le 1er avril, Johnson envoie un bataillon de Marines en plus et 20 000 hommes des services. En outre, il autorise les Marines à participer à des opérations de combat dans un rayon de 70 km autour de Da Nang en tant que réserve de l'ARVN. Mais la piètre performance de celle-ci et la multiplication des assauts communistes en juin montrent que la stratégie n'est pas adaptée. Chaque semaine, les communistes détruisent l'équivalent d'un bataillon sud-viêtnamien et s'emparent d'une capitale de district. Le 7 juin, Westmoreland demande un effectif de 44 bataillons américains sous peine de voir le Sud-Viêtnam s'effondrer en six mois. Vingt jours plus tard, les forces américaines reçoivent l'autorisation d'engager l'ennemi près de la côté et à l'intérieur des terres, vers les Hauts-Plateaux.
Pour en savoir plus :
Clayton D. LAURIE, "Enclave Strategy", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.345-346.
jeudi 26 septembre 2013
D comme... Dau Tranh
Le terme Dau Tranh est employé par Giap, Hô Chi Minh et Truong Chinh, les dirigeants du Nord-Viêtnam, pour désigner la théorie d'une guerre longue, populaire, qui est, pour Truong, incompréhensible aux yeux des Occidentaux. Le terme implique la mobilisation totale de la nation, les familles sont impliquées, toute idée même de "non combattant" est évacuée : ce qui est correspond au dau tranh (combat).
Le dau tranh comprend deux versants, le politique et le militaire, qui opèrent ensemble pour assurer la victoire, et non séparément. Le volet militaire inclut les opérations armées ou les violences commises au cours des combats. Le volet politique regroupe la mobilisation de l'individu et de la société, leur organisation, leur motivation. Une autre interprétation fait du dau tranh "le peuple comme outil de la guerre". Cette stratégie se décline en trois phases : contrôle de la population, modelage de celle-ci en un outil de guerre, puis frappe en la lançant dans la bataille. C'est une stratégie politique dans le sens où chaque révolution est avant tout politique. La violence est vue comme nécessaire au dau tranh mais n'est pas son essence à proprement parler.
L'organisation doit conduire à la mobilisation puis à la motivation. La victoire va au camp le mieux organisé, qui sait le rester, et qui désorganise le mieux l'adversaire. Le stratège n'utilise jamais un "grief" véritable pour saper l'ennemi car la spontanéité est par trop imprévisible. Au contraire, il crée un grief et suit une planification préparée pour instaurer le nouvel ordre social. Le volet militaire ne se limite pas qu'à la simple action de combat : il comprend aussi les assassinats, kidnappings et tout ce qui sort de la guerre conventionnelle. C'est un programme de violence qui est toujours projeté dans son contexte politique. L'objectif stratégique est de placer le volet militaire au sein du contexte de dissidence politique de façon à ce que les ressources soient également réparties entre les deux.
Le combat politique se décline lui aussi en trois niveaux. Il y a d'abord le contrôle des villages. Pendant la guerre du Viêtnam, celui-ci vise à affaiblir la réponse militaire américaine, à provoquer des remous dans son opinion publique de façon à limiter sa marge de manoeuvre au niveau international. Il nécessite une planification et un contrôle quasi absolu pendant l'exécution. Le deuxième niveau consiste à provoquer des défections dans l'armée et le régime du Sud-Viêtnam pour l'affaiblir. Le troisième niveau, exercé par le Viêtcong, réside dans le contrôle administratif et militaire des zones libérées, pour offrir aux troupes communistes des bases sûres.
L'organisation est la clé de la mobilisation et, donc, du succès. Il s'agit de canaliser la réponse de l'adversaire et de dicter, plus ou moins, sa stratégie. Il est obligé d'agir selon des règles qui lui sont défavorables. La population devient un champ de bataille et subit la dévastation normalement dirigée sur une zone précise. Pour contrer cette stratégie, il faut le contrôle des ressources et de la population, ce qui implique d'infliger des pertes aux civils. Le dau tranh jette le trouble chez les Américains qui ont du mal à comprendre la nature de la guerre, sa conduite et le résultat envisagé. Par ailleurs, ils appréhendent mal l'ennemi.
Pour en savoir plus :
Thomas R. CARVER, "Dau Tranh", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.261-262.
Deuxième interview en ligne : avec Olivier Kempf, sur EGEA
Olivier Kempf, allié de l'Alliance Géostratégique et qui tient le blog EGEA, a également lu L'offensive du Têt. Il a bien voulu, lui aussi, me poser quelques questions, assez différentes de la première interview, et qui complètent utilement celle-ci. Je reproduis ici le texte.
L’offensive du Têt a lieu en 1968. Pour le public français,
il y a comme un trou noir entre leur départ d’Indochine, en 1954, et ce
que vous désignez comme le tournant de la guerre du Viêtnam. Or, si la
situation est à peu près stable de 1954 à 1959, si l’on assiste à la
montée en puissance américaine à partir de 1960, le vrai tournant date
de 1965 : Le Têt n’intervient donc « que » trois ans après ce passage du
containment à l’intervention puis l’attrition ?
Je proposerai pour ma part un découpage différent du vôtre. Après les
accords de Genève, qui partagent en deux le Viêtnam au niveau du 17ème
parallèle, les Américains, qui prennent la suite des Français,
installent Diêm au Sud. Celui-ci affirme un pouvoir autoritaire et
n'hésite pas à écraser par la force, avec la jeune armée
sud-viêtnamienne, les oppositions qui peuvent se manifester. Il faut
aussi bien voir que personne n'est vraiment satisfait des accords de
Genève de 1954. Les communistes sont frustrés de ne pas unifier le
Tonkin, l'Annam et la Cochinchine sous leur coupe, pour eux, c'est une
victoire volée. Quant aux Américains, ils déplorent d'avoir déjà perdu
le Nord-Viêtnam et vont tout faire pour empêcher une réunification
prévue, pourtant, par les accords de Genève, dans le cadre d'élections
planifées pour 1956 mais qui n'auront jamais lieu dans les conditions
envisagées.
Le régime de Diêm est effectivement assez stable jusqu'en 1960, mais
un premier tournant intervient en 1959, quand le Nord décide, après un
débat interne assez virulent, de relancer la guérilla au Sud, décimée.
Cette même année est créé le Groupe 559 pour approvisionner le Sud en
armes et en combattants : celui-ci sera bientôt connu sous le nom de
piste Hô Chi Minh. Il ne faut que quelques années au Viêtcong pour
mettre en difficulté Diêm, qui, malgré le soutien américain, a commis
plusieurs erreurs. Il a instrumentalisé l'armée à des fins politiques
aux dépens de son efficacité ; il n'a pas adopté, sauf sur le tard, les
réformes socio-économiques nécessaires pour élever le niveau de vie de
la population ; enfin, le regroupement de la population dans les
« hameaux stratégiques » pour affaiblir l'insurrection ne fait
qu'entraîner le mécontentement des habitants et gonfle les rangs du
Viêtcong.
En dépit de l'aide américaine qui s'accroît sous Kennedy (conseillers
militaires, véhicules blindés, hélicoptères), on voit bien que le
Sud-Viêtnam s'effrite progressivement. L'année 1963 est également un
tournant : Diêm subit un cuisant revers à Ap Bac, il s'en prend aux
bouddhistes (lui-même fait partie de la minorité catholique), et les
Américains consentent à son éviction en novembre. A ce moment-là, le
Viêtcong est en position de force et aurait pu, dans l'absolu, emporter
le Sud-Viêtnam. Or, il ne le fait pas, preuve aussi que les dirigeants
nord-viêtnamiens sont divisés sur la marche à suivre. Il est probable
que certains envisagent simplement une neutralisation du Sud-Viêtnam et
non pas la réunification. Celle-ci ne s'impose véritablement qu'après
l'incident du golfe du Tonkin et l'escalade américaine. Quand les
Américains interviennent directement, en mars 1965, ce n'est pas sans
hésitation, et c'est surtout parce qu'ils craignent un effondrement du
Sud-Viêtnam. C'est également un tournant parce qu'ils vont remplacer,
sur le terrain, pour bonne partie, l'armée sud-viêtnamienne qui jusque
là faisait face au Viêtcong.
Quelles sont les contraintes auxquelles fait face Westmoreland de 1965 à 1968 ?
Westmoreland a souvent servi, après la guerre, de bouc-émissaire à
l'échec américain au Viêtnam, particulièrement pour ceux qui auraient
voulu une action plus « dure » des Etats-Unis. En réalité, comme l'a
montré celui qui est sans doute son meilleur biographe, S. Zaffiri,
Westmoreland incarne parfaitement l'armée américaine de son temps. Quand
il est choisi pour prendre la tête du MACV (Military Assistance
Command, Vietnam, la structure de commandement américain au Viêtnam), il
est l'un des généraux les plus en vue de l'armée américaine. Il s'est
préparé dès 1954, ou même avant, à une guerre en Indochine : on le sait
peu, mais il a rajouté des enseignements sur la contre-insurrection
quand il a dirigé l'école de West Point... Westmoreland a été choisi par
Johnson sur une liste de plusieurs noms, à côté de celui qui sera son
successeur, Abrams. Johnson le sélectionne car, comme il le dit
lui-même, il ne veut pas de problèmes avec l'institution militaire, il
souhaite un commandant de terrain qui applique ses directives,
contrairement au précédent de MacArthur en Corée, avec Truman.
Les contraintes qu'affrontent Westmoreland sont de plusieurs ordres.
D'abord, il ne contrôle pas l'ensemble des forces armées américaines ou
alliées sur le théâtre d'opérations : rien à voir avec la position
d'Einsenhower en 1944-1945 sur le théâtre européen. La Navy et l'Air
Force, et même les Marines, défendent jalousement leur indépendance.
L'armée sud-viêtnamienne a également ses propres prérogatives. Il n'a
que peu de prise, aussi, sur l'effort de contre-insurrection, qu'il va
rapidement délaisser pour mener sa guerre d'attrition, avant de
reprendre la main sur ce sujet à partir de 1967. En outre, le pouvoir
américain vise une guerre « limitée », de peur d'entraîner une escalade
avec les alliés communistes de Hanoï. Le bombardement aérien du
Nord-Viêtnam est ainsi entravé par les fameuses zones « off limits ».
Surtout, le président Johnson ne peut autoriser Westmoreland à lancer
une invasion même partielle du Laos ou à travers la zone démilitarisée
pour couper le cordon logistique qui relie le Nord au Sud. Enfin,
Westmoreland envisage une solution purement militaire, basée sur la
destruction du corps de bataille ennemi (nord-viêtnamien), là où la
guerre du Viêtnam est aussi un enjeu politique. Par ailleurs, l'arrivée
des troupes américaines au Sud-Viêtnam nécessite un immense effort
logistique sur des bases au départ très faibles, ce qui va nécessiter
près d'un an et demi de travail.
Au fond, en 1968, on a l’impression que les deux adversaires
sont bloqués : l’un comme l’autre ne peuvent pas gagner, mais ils ne
peuvent pas perdre : est-ce la principale raison de l’offensive du Têt :
changer cet équilibre des forces ?
Oui, c'est même dès 1967 que la situation est dans l'impasse, comme
je l'explique dans le livre. Je pense que l'initiative reste entre les
mains des Nord-Viêtnamiens et de l'allié viêtcong. Mais au niveau
tactique voire opératif, les Américains, sous la houlette de
Westmoreland, cherchent absolument à imposer le tempo via les fameuses
opérations « search and destroy », qui cependant ne permettent pas
d'exercer une attrition suffisante pour l'emporter. En outre le
Sud-Viêtnam souffre des destructions exercées par les combats et la
puissance de feu américaine. Les dirigeants communistes, qui constatent
que leurs forces armées ont réussi malgré tout à s'adapter aux
changements tactiques imposés par l'intervention américaine, souhaitent
probablement précipiter la décision, car à long terme, dans la situation
qui prévaut en 1967, ils ne pouvaient être que gagnants. Certains
veulent en finir au plus vite et provoquer un retournement majeur.
Difficile appréciation du terrain, conseils contradictoire,
doute permanent : la personnalité du décideur américain, Johnson,
n’a-t-elle pas un rôle stratégique majeur ?
Johnson joue effectivement un rôle important dans la posture
américaine à l'égard du Sud-Viêtnam et dans la guerre du Viêtnam
elle-même. Il a travaillé aux côtés de Roosevelt et a servi brièvement
dans l'US Navy pendant la Seconde Guerre mondiale. Il devient sénateur
en 1948. Sudiste -il est originaire du Texas-, il apporte un atout de
taille pour le parti démocrate. En 1954, il s'oppose à une intervention
américaine sur Dien Bien Phu au Sénat. Il contribue à faire passer les
premiers textes sur les droits civiques en 1957 et en 1960. Cette
année-là, il est battu pour la candidature à l'élection présidentielle
par Kennedy qui le prend néanmoins comme vice-président. Les deux hommes
ne s'entendent guère, ce n'est un mystère pour personne. Après
l'assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963, Johnson assume de fait la
fonction présidentielle depuis Air Force One.
Le projet de Johnson n'est pas en politique extérieure mais bien en
politique intérieure : c'est celui dit de « Grande Société », sur les
droits civiques et la protection sociale, la réduction de la pauvreté
aux Etats-Unis. Capitalisant sur l'aura de Kennedy et sur sa propre
expérience du législatif, Johnson remporte haut la main l'élection
présidentielle de 1964 contre le républicain Barry Goldwater et fait
passer tout un train de réformes intérieures en 1964-1965. Il est moins
heureux en termes de politique extérieur : il envoie 20 000 hommes en
République dominicaine, en avril 1965, de peur que celle-ci ne bascule
dans le communisme ; la guerre des Six Jours et le soutien de plus en
plus marqué des Etats-Unis pour Israël tendent les relations avec
l'URSS, qui appuie les Etats arabes. Malgré une tentative de
rapprochement, l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 souffle le froid
sur les relations américano-soviétiques.
Mais c'est le Viêtnam qui va l'user et lui coûter sa carrière de
président. Johnson est partisan de la théorie des dominos d'Eisenhower,
encouragé par ses conseillers, qui sont pour la plupart des anciens de
l'administration Kennedy. Sénateur, il a pu constater combien Truman a
été pris à partie en 1949 quand la Chine est devenue communiste, par les
républicains et l'extrême-droite. C'est pourquoi il autorise, dès
février 1964, l'OPLAN 34A, des raids de commandos sud-viêtnamiens contre
le Nord, appuyés par les Etats-Unis. Avec l'incident du golfe du
Tonkin, un nouveau degré de l'escalade est franchi : Johnson se sert de
la résolution qu'il a fait adopter par le Congrès pour mener une guerre
non déclarée au Nord-Viêtnam. Les choses, dès lors, s'accélèrent. Après
les attaques viêtcong contre des bases ou des cantonnements américains,
en février 1965, il ordonne l'opération Rolling Thunder, le bombardement
continu du Nord-Viêtnam, puis acquiesce à l'envoi des premières
troupes, de peur que le Sud ne s'effondre. En juillet, l'augmentation du
contingent pousse à l'américanisation de la guerre.
Celle-ci va en partie ruiner le projet de Grande Société par le poids
financier qu'elle impose et l'inflation qu'elle entraîne aux
Etats-Unis. L'opposition à la guerre enfle aux Etats-Unis dès 1964 et
s'accélère en 1967. Johnson voit certains de ses conseillers les plus
enthousiastes, comme Robert McNamara, le secrétaire à la Défense, se
retourner contre l'intervention au Viêtnam. Ce n'est qu'après
l'offensive du Têt, au moment de la fameuse demande de renforts de
Westmoreland, que Johnson change de politique. Mais sa carrière de
président est d'ores et déjà terminée. Le 31 mars 1968, il annonce qu'il
ne se représentera pas à l'élection présidentielle. Les démocrates sont
finalement battus par Nixon. Johnson se retire sur son ranch du Texas
en janvier 1969 et reste à jamais marqué par le Viêtnam. Il meurt, usé
prématurément, au moment du retrait américain, en janvier 1973.
Y a-t-il deux, trois ou quatre acteurs ? Armée américaine, ASVN, armée du nord Viêtnam, Viêt-Cong ?
Il y a bien quatre acteurs dans le conflit, deux de chaque côté,
c'est ce que j'essaie de montrer dans le livre en présentant la vision
la plus équilibrée possible des forces en présence. D'un côté, il y a
l'armée américaine, qui à partir de l'intervention de 1965, assume le
gros des missions de combat contre le Viêtcong et ses alliés
nord-viêtnamiens, alors que l'armée sud-viêtnamienne est reléguée à des
tâches de pacification pour lesquelles elle n'a pas été conçue à
l'origine. En réalité, les militaires américains n'ont pas confiance
dans les capacités de l'essentiel de l'ARVN, à l'exception des unités
d'élite -paras, Marines, et Rangers. Ce qui est paradoxal car cette
armée a justement été bâtie, assez largement, sur le modèle américain
-mais dans un pays qui n'en a pas les moyens. En face, on trouve le
Viêtcong, la branche armée du Front National de Libération créé en 1960.
Le Viêtcong ne comprend pas que des guérilleros mi-soldats,
mi-paysans : en 1965, c'est une véritable armée avec des unités
régulières, qui peuvent opérer dans tout le Sud-Viêtnam, des unités
régionales, qui portent aussi l'uniforme, et des unités locales qui,
elles, s'assimilent davantage à l'image du guérillero viêtcong en pyjama
noir. Je rappelle aussi que le Viêtcong opère au niveau de la division
dès 1965. Il est moins inféodé, pour un temps du moins, au Nord-Viêtnam,
contrairement à ce que l'on pense traditionnellement. Le contrôle de
Hanoï se renforce par contre avec l'intervention américaine, en
1964-1965. Ce qui est patent, en tout cas, c'est que la coordination
entre les communistes est bien meilleure que ne l'est celle entre les
Américains et les Sud-Viêtnamiens. L'armée nord-viêtnamienne fournit des
unités régulières, le soutien logistique, parfois l'encadrement du
Viêtcong.
L’offensive est préparée tout au long de l’automne 1967 : comment fabriquer la surprise tout en préparant une offensive ?
Les communistes cherchent, bien évidemment, à dissimuler leurs
intentions aux Américains. Ils mettent donc en oeuvre des mesures
passives -un secret renforcé, les consignes du plan ne sont parfois
distribuées qu'à la dernière minute, ce qui ne sera pas sans poser
problème pour le déclenchement de l'attaque ; une compartimention qui
rend difficile une détection précoce du plan d'ensemble- et des mesures
actives, en cherchant à tromper l'adversaire sur leurs intentions, avec
notamment des manoeuvres diplomatiques. En réalité, l'offensive du Têt,
comme je l'explique dans le livre, commence par une phase préparatoire
qui est une gigantesque diversion : les communistes attaquent en
plusieurs points sur les frontières du Sud-Viêtnam pour tenter d'attirer
les Américains des zones côtières et urbaines vers l'intérieur des
terres et les montagnes. Le plan échoue en partie car l'armée américaine
a les moyens de déplacer très rapidement ses unités sur le plan
opératif. En revanche, les assauts communistes ont été particulièrement
violents et les pertes américaines sont parfois loin d'être
négligeables, je pense en particulier à la bataille de Dak To en
novembre 1967.
En réalité, la surprise de l'offensive du Têt doit aussi beaucoup à
l'imperméabilité des Américains aux renseignements collectés et à des
visions préconçues. Car les indices s'accumulent, notamment en janvier
1968, qui montrent qu'une offensive généralisée à l'ensemble du
Sud-Viêtnam est imminente. Les renseignements militaires ou la CIA n'en
ont cure car l'enjeu est aussi, alors, politique : pour retourner la
population américaine qui commence, dès l'automne 1967, à montrer son
hostilité à la guerre, Johnson cherche à convaincre l'opinion que
l'adversaire est au bord de la défaite. Reconnaître que se prépare une
offensive générale contre les villes du Sud-Viêtnam, c'est admettre que
les Nord-Viêtnamiens et le Viêtcong ont encore des capacités non
négligeables, ce qui, dans le contexte, est impossible. Enfin, en
attaquant sur les frontières, les communistes ont maintenu Westmoreland
les yeux rivés sur Khe Sanh, ce poste isolé à la frontière du Laos et de
la zone démilitarisée, où se concentrent dès le printemps 1967 des
unités nord-viêtnamiennes. Au départ base tête de pont d'une
intervention contre la piste Hô Chi Minh, Khe Sanh devient pour
Westmoreland l'endroit où il va pouvoir utiliser sa puissance de feu
contre les divisions de Hanoï. Le commandant en chef américain est bien
conscient de la possibilité d'une offensive d'envergure -il permet ainsi
à Weyand, le commandant de la zone tactique du IIIème corps, autour de
Saïgon, de rapatrier des bataillons américains vers la capitale, ce qui
contribue à faire échouer l'assaut communiste dans le secteur- mais il
reste persuadé que son point culminant se situera à Khe Sanh.
A vous lire, on est frappé de la durée : si l’action est
déclenchée dans la nuit de 31 janvier 1968, la bataille se prolonge
jusqu’à mai. Une bataille moderne, c’est désormais toujours « long » ?
En réalité, c'est un effet déformant, car la plupart des combats du
Têt s'arrêtent au bout d'une semaine ou presque, début février. Il n'y a
que trois endroits où les affrontements durent vraiment : Saïgon, la
capitale, Hué, la grande ville du nord prise quasiment dans son entier
le premier jour de l'attaque par les Nord-Viêtnamiens, et Khe Sanh, où
le siège commence effectivement dix jours avant le Têt et dure jusqu'au
début avril. Il faut rappeler que l'offensive du Têt a été conçue comme
un effort qui s'étale sur une année : la phase préparatoire, de
diversion, débute à l'automne 1967, voire avant, et la première phase
qui démarre le 31 janvier 1968 doit être suivie, en cas d'échec, d'une
phase II en mai et d'une phase III en août ! C'est d'ailleurs ce qui
intervient dans les faits puisque les communistes lancent, dès le 5 mai,
la phase II que les Américains surnomment « Mini-Têt » -preuve là
encore qu'ils n'ont pas saisi le schéma de l'offensive. En ce sens, oui,
on est donc bien loin de la bataille napoléonienne, par exemple, où
tout se décidait en une seule journée. Le Têt n'est que le prolongement
de ce que l'on a pu voir, de ce point de vue, dès la Première Guerre
mondiale, voire avant. Par certains côtés, l'offensive a plus de parenté
avec les opérations soviétiques de la fin de la Seconde Guerre mondiale
(toutes proportions gardées), qui sont des opérations de grande
ampleur, par les moyens engagés, la durée et l'espace concernés.
Quels sont les grands moments de cette « bataille » ?
Il y en a plusieurs. L'attention se focalise très tôt sur le siège de
Khe Sanh, qui commence une dizaine de jours avant le Têt. La base,
tenue par les Marines, est assiégée par plusieurs divisions
nord-viêtnamiennes. Elle tient grâce au pont aérien et à
l'impressionnante puissance de feu -là encore surtout aérienne- mise en
oeuvre par Westmoreland, l'opération « Niagara ». Pas moins de 100 000
tonnes de bombes sont déversées autour de Khe Sanh, notamment par les
B-52, mais aussi par les appareils tactiques. Les Américains sont
persuadés d'avoir évité un nouveau Dien Bien Phu, Westmoreland croit
avoir « brisé les reins » des Nord-Viêtnamiens. En réalité, si les
pertes communistes ont été lourdes, on ne peut écarter l'hypothèse selon
laquelle Khe Sanh a été une gigantesque diversion, destinée à focaliser
l'attention de Westmoreland sur ce secteur et non sur les villes
assaillies à partir du 31 janvier.
La capitale, Saïgon, est un autre moment important de l'offensive du
Têt. D'abord parce que, symboliquement, le Viêtcong montre qu'il est
capable de frapper quasiment n'importe tout au coeur du pays. Les
sapeurs percent un trou à l'explosif dans le mur de l'ambassade
américaine, mais ne peuvent y entrer : ils sont tous abattus dans les
jardins après quelques heures d'échanges de tirs. D'autres groupes
attaquent la radio nationale, le palais présidentiel, les installations
des alliés des Américains. Souvent, ces groupes sont décimés faute de
renforts ou de surprise, au bout de quelques heures. Mais les
journalistes présents à Saïgon sont à proximité des combats. Leurs
photos, leurs récits, leur images donnent l'impression à la population
américaine, qui est de plus en plus hostile à la guerre depuis l'année
précédente malgré les déclarations optimistes de Johnson et de
Westmoreland, qu'on lui a menti. L'armée américaine et l'armée
sud-viêtnamienne ne sont pas capables de protéger Saïgon, le Sud-Viêtnam
est à feu et à sang. Le discours triomphant de Westmoreland dans les
jardins criblés de balles de l'ambassade américaine semble complètement
déconnecté de la perception des événements par le public, aux
Etats-Unis. Sur ce plan, la défaite américaine est évidente.
Enfin, le combat urbain de Hué, par sa durée et par sa nature,
s'impose aussi comme un moment fort de la bataille. La ville tombe
presque intégralement entre les mains des Nord-Viêtnamiens et du
Viêtcong dès le premier jours de l'offensive. Les Marines sont engagés
au compte-gouttes, d'abord, pour reprendre la partie moderne, au sud de
la rivière des Parfums, alors que l'ARVN opère sur la rive au nord,
autour de la Citadelle. Pour les Marines, il faut réapprendre un combat
urbain délaissé depuis la guerre de Corée et la prise de Séoul en 1950.
Les combats sont extrêmement violents, et ce d'autant plus que les
Nord-Viêtnamiens se défendent farouchement et que l'appui-feu, au
départ, est limité, pour préserver Hué, capitale culturelle et
historique du Viêtnam. Il faut plus d'une semaine de combat pour venir à
bout du régiment nord-viêtnamien dans la partie moderne. Puis les
Marines détachent un bataillon pour soutenir la contre-offensive de
l'ARVN autour de la Citadelle, qui, là encore, se heurte à forte partie.
Ce n'est que le 24 février que les Sud-Viêtnamiens hissent le drapeau
de leur pays sur le mât de la Citadelle et qu'ils reprennent le Palais
Impérial. Le bilan est lourd pour les civils, dont beaucoup ont été
exécutés par les communistes qui cherchent à désintégrer le cadre
administratif du Sud-Viêtnam, et pour la ville elle-même, jusqu'ici
relativement épargnée par la guerre, et en grande partie réduite en
ruines durant les combats. Hué symbolise peut-être le mieux, en
miniature, les enjeux et le résultat de l'offensive du Têt.
Si les Américains réussissent militairement à rétablir la
situation, et donc à dominer les nord-Vietnamiens et le VietCong, il
semble que les Vietnamiens aient gagné symboliquement : n’est-ce pas la
grande victoire stratégique du Têt ?
Oui, tout à fait. Les historiens révisionnistes américains, qui
postulent que la guerre du Viêtnam aurait pu être gagnée par les
Etats-Unis, ont fait du Têt leur cheval de bataille : c'est une victoire
militaire qui a été annihilée par les conséquences psychologiques et
politiques de l'offensive. Or, la situation est évidemment beaucoup plus
nuancée. D'abord, comme vous le dites dans votre question, les
Américains rétablissent la situation, mais non sans mal : à Hué, par
exemple, ils sous-estiment gravement, au départ, l'ampleur de l'attaque
nord-viêtnamienne. Dans le delta du Mékong, comme à Ben Tre, ils
n'hésitent pas à réduire en ruines plusieurs villes pendant les combats,
ce qui, bien évidemment, n'est pas du goût de la population
sud-viêtnamienne... la grande victoire de Hanoï, c'est, par la surprise à
tous les niveaux, stratégique à tactique, d'avoir convaincu l'opinion
américaine que le gouvernement et l'armée ont été sciemment optimistes
dans leurs déclarations. La défiance entre le peuple américain et ses
dirigeants, qui s'installe dès 1967 sur le Viêtnam comme le montre les
sondages et d'autres signes qui ne trompent pas (y compris dans le camp
démocrate de Johnson), est consommée par le Têt. Johnson en tire
d'ailleurs les leçons puisque, dès le 31 mars 1968, avant même la fin du
siège de Khe Sanh, dans son fameux discours télévisé, il annonce son
retrait de la présidentielle de 1968, l'arrêt des bombardements sur le
Nord et l'ouverture de négociations avec Hanoï. Désormais, les
Américains ne peuvent songer, d'une manière ou d'une autre, qu'au
retrait, ce qui est une grande victoire pour les communistes, car le
Sud-Viêtnam seul ne peut manifestement pas tenir, faute de cohérence,
face aux Nord-Viêtnamiens.
Pourtant, les combats dureront encore sept ans : est-ce tant
une victoire que ça, s’il faut sept ans de plus pour venir à bout de la
volonté de l’ennemi et l’obliger à céder le terrain ?
La guerre se prolonge surtout parce que le président Nixon, qui
succède à Johnson, cherche à obtenir « une paix dans l'honneur » en
arrivant en position de force à la table des négociations, pour sauver
le Sud-Viêtnam. On ne s'explique pas, sinon, pourquoi il autorise les
bombardements sur le Cambodge et l'invasion temporaire de ce pays en
avril-mai 1970, ou l'invasion d'une partie du Laos en février 1971 par
l'armée sud-viêtnamienne -une opération réclamée en son temps par
Westmoreland pour couper la piste Hô Chi Minh- et qui se termine
d'ailleurs en fiasco. En 1972, quand les Nord-Viêtnamiens lancent leur
grande attaque conventionnelle, avec blindés et artillerie, pour faire
tomber le Sud-Viêtnam, l'offensive de Pâques, c'est l'armée
sud-viêtnamienne qui résiste au sol avec l'appui massif du parapluie
aérien américain, remplissant alors probablement pour la seule fois de
son existence la mission pour laquelle elle avait été conçue -et gagnant
la partie. Nixon fait aussi bombarder violemment, sans restrictions ou
presque cette fois, le Nord-Viêtnam, en décembre 1972, pour l'amener à
conclure la paix.
L'armée sud-viêtnamienne connaît un sursaut après le Têt, ses
effectifs gonflent, mais les problèmes structurels ne sont toujours pas
réglés, comme le montre l'offensive de 1971 au Laos et même l'offensive
de Pâques de 1972. Quand les Américains se retirent après les accords de
Paris, en janvier 1973, le Sud-Viêtnam est frappé de plein fouet par la
crise économique et sans l'appui américain, il n'est plus en mesure
d'entretenir correctement une armée pléthorique, surmécanisée, pour un
pays en développement. Il ne faut que deux ans au Nord-Viêtnam pour
venir à bout de Saïgon après le retrait américain : même si l'armée
sud-viêtnamienne ne s'est pas effondrée sans combat en 1975,
contrairement à une opinion communément admise, la chute du Sud-Viêtnam
montre bien que le régime n'emportait pas l'adhésion, en tout cas pas
suffisamment pour tenir face à un tel adversaire. En précipitant le
retrait américain, l'offensive du Têt a conduit la guerre du Viêtnam à
devenir un affrontement, aussi, plus conventionnel, entre Viêtnamiens.
Et le Nord l'a emporté.
C comme... Cao Van Vien
Cao Van Vien est un général de l'ARVN, l'armée sud-viêtnamienne, et son chef d'état-major de 1965 à 1975. Né en 1921 à Vientane, au Laos, Cao Van Vien est le fils d'un marchand viêtnamien. Vien s'engage dans l'armée française et il est lieutenant en 1949. Après avoir servi comme officier d'état-major, il est envoyé au feu dans le Nord-Viêtnam. En 1953, il commande un bataillon dans le delta de la Rivière Rouge, près de Hanoï. Son ascension lui vaut une réputation de courage et de compétence. Il continue d'ailleurs sa formation en parallèle de sa carrière militaire puisqu'il obtient une licence de lettres à l'université de Saïgon en 1966. En 1956-1957, il a suivi un stage à l'US Army Command and Staff College de Fort Leavenworth.
En 1957, revenu des Etats-Unis, il devient le chef d'état-major de Ngo Dinh Diem, le président sud-viêtnamien. Vien a beaucoup de respect pour Diem et son frère Nhu. En novembre 1960, après une tentative de coup d'Etat manquée de la brigade aéroportée qui voit son colonel fuir au Cambodge, Diem propose le poste à Vien. Vien, qui n'a jamais sauté, suit en urgence une formation de parachutiste -à 39 ans !- pour combattre avec ses hommes. En novembre 1963, il refuse de prendre part au coup d'Etat contre Diem et il est brièvement emprisonné. Libéré, il reprend la tête de la brigade aéroportée avec laquelle il est blessé au combat en 1964, ce qui lui vaut une Silver Star.
A l'automne 1965, il devient chef d'état-major de l'armée sud-viêtnamienne et commande aussi la zone tactique du IIIème corps, autour de Saïgon. Il est à la fois chef de l'état-major et ministre de la Défense. Très proche de Thieu -leurs familles vivent dans les mêmes maisons-, Vien n'a cependant qu'une faible marge de manoeuvre, car le président-général surveille de près les militaires. Son rôle diminue avec l'intervention américaine et il cherche plusieurs fois à démissionner, notamment en 1970, pour reprendre un commandement de terrain, en vain. Pendant l'offensive du Têt, il mène lui-même son état-major, avec nombre d'officiers, pour faire le coup de feu contre les assaillants. Il déclare ensuite que les Américains ont manqué l'occasion de remporter la guerre après le Têt en ne menant pas d'offensive à grande échelle. Il déplore aussi de ne pas être consulté sur la viêtnamisation, qu'il estime mal adaptée à l'armée sud-viêtnamienne, qui n'y est pas préparée.
Il se fait l'avocat enthousiaste de l'incursion au Laos de février 1971, l'opération Lam Son 719, car dès 1965, il a plaidé pour fortifier le secteur au sud de la zone démilitarisée et pou occuper le Laos et barrer ainsi la piste Hô Chi Minh, tout en débarquant au Nord-Viêtnam, à Vinh, pour compléter le barrage. Vien reste au Sud-Viêtnam jusqu'au 28 avril 1975, où, constatant que l'offensive communiste va tout emporter, il se réfugie aux Etats-Unis avec sa famille. Pour lui, l'armée sud-viêtnamienne n'a pas démérité lors de cette campagne finale. Aux Etats-Unis, Vien publie deux documents pour l'US Army Center of Military History. Devenu simple citoyen, il meurt en Virginie en 2008.
Pour en savoir plus :
HO DIEU ANH AND SPENCER C. TUCKER, "Cao Van Vien", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.170-171.
mercredi 25 septembre 2013
B comme... Ben Suc
Ben Suc est un village sud-viêtnamien situé à la pointe sud-ouest du "Triangle de fer", une place forte du Viêtcong, et qui se trouve un des point de blocage choisi pour l'opération Cedar Falls (8-26 janvier 1967). Cedar Falls est la première opération search and destroy de la guerre du Viêtnam menée à l'échelon du corps d'armée. L'objectif est le quartier général de la région militaire 4 du Viêtcong selon le procédé "marteau et enclume". L'enclume se trouve le long de la rivière Saïgon, au sud-ouest du Triangle de Fer. Ben Suc et trois villages voisins sont le coeur d'une base logistique viêtcong qui achemine du ravitaillement par sampan sur la rivière.
Le 8 janvier 1967, 60 hélicoptères protégés par 10 gunships déposent 500 hommes de la 2nd Brigade, 1st Infantry Division, dans Ben Suc. La surprise tactique est totale, et l'artillerie pilonne le nord du village pour empêcher la retraite de l'adversaire. A 8h30 d'autres hommes de la 2nd Brigade établissent une position de blocage au sud. Le village est sécurisé en milieu de matinée, sans perte. Un bataillon de l'ARVN précédemment chassé de Ben Suc par le Viêtcong revient sur place pour procéder à une fouille approfondie.
Le village est ensuite rasé par les bulldozers américains. Du gaz, des explosifs et plus tard des bombes sont employés pour détruire le réseau de tunnels qui court sous Ben Suc. Près de 6 000 villageois, dont deux tiers sont des enfants, sont déplacés dans un camp de regroupement à Phu Loi. En réalité, le Viêtcong a largement échappé à l'opération Cedar Falls, qui revendique malgré tout un body count de 750 tués, 280 prisonniers et 540 défecteurs, tout en perdant 83 morts et 45 blessés. Les forces communistes réinvestissent bientôt les lieux, alors que le commandant de la 1st Infantry Division, le général DuPuy, se gargarise d'un "tournant décisif... un coup dans le secteur dont le Viêtcong ne pourra jamais se remettre". Pour les villageois, le déplacement forcé est un cauchemar : ils n'ont pu emporter que ce qu'ils pouvaient transporter à la main, et rien n'a été prévu pour les accueillir à Phu Loi...
Pour en savoir plus :
Spencer C. TUCKER, "Ben Suc", in Spencer C. TUCKER (éd.), THE ENCYCLOPEDIA OF THE VIETNAM WAR. A Political, Social, and Military History, Second Edition, ABC-Clio, 2011, p.101-102.
Première interview en ligne : L'autre côté de la colline
David François et Adrien Fontanellaz, mes deux collègues du blog collectif L'autre côté de la colline, ont lu L'offensive du Têt. Ils ont bien voulu me poser quelques questions. Une première interview en ligne qui sera suivie par d'autres prochainement ! A suivre !
Pourriez-vous
nous indiquer ce qui vous a incité à aborder la guerre du Vietnam en général et
l'offensive du Têt en particulier ?
Adolescent,
j'ai été fasciné par la guerre du Viêtnam en regardant à la fois les « grands »
films hollywoodiens sur le conflit (notamment Apocalypse Now et Platoon,
plus tard Full Metal Jacket et Voyage au bout de l'enfer) et la
série américaine L'enfer du devoir. Puis, me passionnant pour l'histoire
militaire et faisant mon chemin via l'université, j'en suis venu à accumuler
les lectures, de témoins, d'acteurs importants, d'historiens, sur la guerre du
Viêtnam, pour savoir ce qu'il en était réellement de ce conflit. Ce qui
m'intéressait aussi, c'est que le sujet restait peu connu finalement en
français. Il a fallu attendre, en 2011, la traduction de la synthèse de
l'historien américain John Prados chez Perrin (parue initialement en anglais en
2009), pour que le grand public ait accès à un ouvrage relativement global,
quoiqu'encore difficile d'accès, il faut le dire, pour une première lecture. Le
choix de l'offensive du Têt s'est imposé assez vite comme sujet d'un livre
puisque cet événement reste le tournant du conflit et par ailleurs, son
interprétation est disputée, y compris en France, où il est relativement peu
connu.
A vous lire,
on se rend compte que les Etats-Unis s'engagent à reculons dans ce conflit,
pourriez-vous nous en dire plus sur ce processus qui aboutit à un déploiement
de forces aussi massif ?
Il y a, en
réalité, une continuité dans les entreprises des différentes administrations
américaines depuis Eisenhower jusqu'à Lyndon Johnson, entre 1954 et 1964-1965.
Il faut rappeler que les Etats-Unis financent déjà largement la guerre d'Indochine,
et ce dès 1950, car ils en font un enjeu de la guerre froide en Asie, surtout à
partir de l'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord. Après la
partition du Viêtnam à la conférence de Genève, les Américains vont chercher à
bâtir un Sud-Viêtnam indépendant capable de résister à une poussée communiste
venant du Nord. Ce sont eux qui choisissent Diêm, le dirigeant sud-Viêtnam, et
qui bâtissent, assez largement, l'armée du régime, prenant la suite des
Français. On a longtemps pensé que le président Kennedy était réticent à
s'engager davantage au Sud-Viêtnam, et que, s'il n'avait pas été assassiné à
Dallas, le 22 novembre 1963, le cours des choses aurait peut-être été
différent. Or, Kennedy a accru l'effort américain en 1962 en fournissant des
hélicoptères pilotés par des Américains et des véhicules blindés à l'armée
sud-viêtnamienne, qui redonnent temporairement à celle-ci l'avantage contre la
guérilla. Il a également augmenté le nombre des conseillers militaires. Enfin,
avant d'être assassiné, Kennedy n'a pas empêché l'éviction de Diêm, largement
soutenue par les Américains, qui s'avère être une catastrophe sur le plan
politique pour le Sud-Viêtnam. Quant à Johnson, le successeur de Kennedy, il
est pris au piège d'une rhétorique de fermeté à l'égard du communisme, alors
même qu'il cherche plutôt à faire avancer ses réformes intérieures -le projet
de « Grande Société ». Il n'en demeure pas moins que Johnson
et ses conseillers font le pari d'une guerre « limitée », ce
qui n'est pas sans conséquences à partir du moment où les Américains
interviennent au Sud-Viêtnam directement, en 1965.
L'armée
sud-vietnamienne est encore le plus souvent perçue comme une force secondaire,
un maillon faible, pourriez-vous nous éclairer sur ce que furent ses capacités
réelles ?
L'armée
sud-viêtnamienne, l'Army of the Republic of Vietnam (ARVN), est
l'héritière de la force supplétive créée par les Français à la fin de la guerre
d'Indochine. Quand les Américains prennent le relais, à partir de 1955, ils ont
davantage en tête le schéma de la guerre de Corée, qui est largement une guerre
conventionnelle, que celui du conflit qui vient de se terminer sur place. Il
faut dire que le parallèle géographique est évident, avec un Nord communiste
faisant face à un Sud rattaché au camp des Etats-Unis. C'est pourquoi les
Américains optent pour une armée conventionnelle, organisée en divisions
régulières, là où Diêm et certains de ses conseillers souhaitaient davantage
une force tournée vers la contre-insurrection. Un des problèmes essentiels de
l'ARVN est qu'elle est largement bâtie sur le modèle américain, sans que le
Sud-Viêtnam ait les moyens de supporter ce que cela implique, notamment en
termes coût financier ou de logistique. En outre, Diêm s'assure de la loyauté
de l'armée en nommant les officiers davantage en fonction de leur fidélité que
de leur compétence. La corruption se développe alors même que le recrutement
pose problème et doit souvent être forcé. Il y avait pourtant un potentiel réel
au Sud-Viêtnam pour bâtir une armée capable de tenir la dragée haute à
l'insurrection ou aux réguliers nord-viêtnamiens, comme le montrent les succès
obtenus en 1962 avec l'apport du matériel américain (hélicoptères, véhicules
blindés). Le renversement de Diêm fragilise l'ARVN, dont les limites sont déjà
apparues lors du revers d'Ap Bac, en janvier 1963. Le chaos politique qui
s'ensuit profite au Viêtcong et la situation ne se rétablit qu'avec
l'installation de la junte militaire, qui correspond à l'intervention
américaine de mars 1965. Par la suite, l'ARVN se retrouve reléguée, de par la
présence des Américains, à des tâches de pacification, exception faite des
unités d'élite qui sont fréquemment engagées dans les grandes opérations -Marines,
troupes aéroportées, Rangers notamment. L'armée sud-viêtnamienne
manifeste de réelles qualités, à côté de problèmes structurels, mais n'a pas
été employée, jusqu'au Têt, dans le rôle qui aurait dû être le sien.
Quels furent
les raisons de Hanoï pour déclencher l'offensive du Têt et quels en étaient les
objectifs et enfin les moyens investis pour les atteindre ?
La question est historiographiquement débattue, comme vous le savez. Sur les raisons, on peut penser, sans trop se tromper, que les communistes nord-viêtnamiens cherchaient à reprendre l'initiative, puisqu'une sorte de parité trompeuse s'installe dans les premiers mois de 1967. Je dis trompeuse car on a l'impression que ce sont les Américains et leurs alliés qui dictent le tempo des opérations avec les missions « search and destroy » de grande envergure, comme Cedar Falls ou Junction City, alors qu'en fait ce sont souvent le Viêtcong et les Nord-Viêtnamiens qui dictent les paramètres de l'engagement. Il est vrai par contre que les communistes ont sans doute manqué l'occasion de faire tomber le Sud-Viêtnam -mais le voulaient-ils vraiment à ce moment-là ? C'est la question- entre la chute de Diêm et l'intervention directe des Américains, entre novembre 1963 et mars 1965. Il s'agit de sortir de l'impasse qui s'est progressivement installée depuis : les Américains ne peuvent venir à bout de l'insurrection alimentée par le Nord, en dépit d'un déploiement massif et d'une colossale puissance de feu, mais le Viêtcong et les Nord-Viêtnamiens ne peuvent se risquer à affronter les Etats-Unis dans de grandes batailles rangées, comme l'a montré la bataille de Ia Drang en novembre 1965. Les objectifs sont plus difficiles à cerner, en raison de l'accès, encore difficile aujourd'hui, aux sources communistes du Nord-Viêtnam. L'offensive a fait l'objet d'un débat intense au sein du parti. Ses promoteurs escomptent probablement soulever la population du Sud dans le cadre de cette offensive générale, ce qui montre l'influence de la guérilla communiste telle qu'elle avait pu être théorisée par Mao. Le plan vise probablement aussi à faire s'écrouler le régime de Saïgon et son armée, en comptant sur les défections et en investissant les villes, notamment Saïgon, pour montrer que le pouvoir sud-viêtnamien est incapable de garantir la sécurité de la population. Il est encore plus délicat de déterminer les objectifs concernant les Américains. On peut penser que l'offensive est conçue pour entraîner leur retrait, ou du moins un affaiblissement tel qu'il conduise, à terme, à leur départ. En revanche, les communistes ont probablement réécrit a posteriori qu'ils voulaient provoquer un choc dans l'opinion américaine pour retourner la population aux Etats-Unis contre la guerre. Quant aux moyens engagés, ils sont considérables, puisque c'est le Viêtcong qui supporte le gros de l'offensive, alimentée par la piste Hô Chi Minh, l'armée nord-viêtnamienne concentrant les unités engagées au sud sur quelques objectifs seulement, Khe Sanh et Hué en particulier (mais des régiments sont aussi présents autour de Saïgon). L'offensive est d'ailleurs préparée sur presque une année, c'est dire l'ampleur de l'effort consenti.
Vous parlez
de l'aide du monde communiste au Vietnam du Nord, notamment en matière
d'armement, mais pouvez-vous nous dire si des militaires du "camp
socialiste" ont participé aux combats et si des conseillers militaires
ont préparé une opération d'envergure comme celle du Têt ?
Question là
encore délicate, puisque toutes les sources ne sont pas disponibles :
impossible, donc, d'émettre un avis définitif. Il est peu probable que des
conseillers militaires chinois ou soviétiques aient pris part au combat du Têt.
D'abord parce que la Chine, par exemple, se limite à un soutien « en
arrière », au Nord-Viêtnam, notamment par la présence de divisions
antiaériennes et de formations du génie chargées des reconstructions après les
raids aériens américains. Ensuite parce que la rivalité grandissante, à partir
de 1960, entre la Chine et l'URSS, fait que cette dernière ne s'impose pas
véritablement comme un allié de poids face à la Chine avant 1967 au moins, donc
au moment où l'offensive du Têt est déjà planifiée. Le plan, qui a largement
été bâti par le général Giap, le ministre de la Défense nord-viêtnamien -mais
qui n'était pas partisan de l'offensive-, laisse peut-être entrevoir une influence
soviétique, mais en l'état, on ne peut l'attribuer directement à un groupe de
conseillers militaires qui aurait encadré Giap. Pour la Chine, par exemple, la
situation pendant la guerre du Viêtnam diffère profondément de ce qu'a été la
guerre d'Indochine : Hanoï décide des orientations et Pékin n'en est
informée qu'après, sans aucun droit de regard ou presque, ce qui n'est pas
d'ailleurs sans provoquer des tensions. Il est probable que le schéma est
identique avec l'URSS.
Pourriez-vous
revenir sur Khe Sanh et Hué, batailles emblématiques de cette offensive ?
Paradoxalement,
en effet, la vision américaine qui s'est imposée par la suite de l'offensive du
Têt focalise l'attention sur Hué et Khe Sanh qui sont en fait les batailles qui
durent le plus longtemps, ou presque, pendant l'offensive -ce qui évacue
facilement le rôle joué par l'armée sud-viêtnamienne, qui soutient le gros des
combats dans l'ensemble des provinces du pays. Khe Sanh mériterait un livre en
soi, tant l'interprétation de ce qui s'est passé fait débat. La base, qui se
situe à l'ouest de la ligne de postes avancés américains au sud de la zone
démilitarisée, tout près du Laos, est la tête de pont voulue par Westmoreland
dans le cadre de la surveillance de la piste Hô Chi Minh et d'une éventuelle
intervention américaine contre ce sanctuaire logistique. Quand les
Nord-Viêtnamiens commencent à se concentrer autour de la base, dès les premiers
mois de 1967, Westmoreland y voit l'occasion rêvée de mener sa « grande
bataille » qui permettra, une fois pour toute, de briser les divisions
nord-viêtnamiennes. Mais Khe Sanh se situe dans un endroit difficile d'accès,
environné de montagnes recouvertes de brouillard, à la météo capricieuse, près
de sanctuaires adverses qui facilitent le ravitaillement logistique de
l'ennemi. Ce n'est donc pas a priori l'endroit idéal pour livrer une grande
bataille. Cependant, Westmoreland joue une carte maîtresse qui est celle de la
puissance de feu, notamment aérienne. L'opération Niagara, conçue en
décembre 1967-janvier 1968, va permettre aux Marines assiégés de tenir
le siège jusqu'au 7 avril 1968. Il a cependant fallu organiser un
ravitaillement aérien de grande ampleur. La coordination de tout cet effort
aérien ne s'est pas fait sans friction entre les différentes branches de
l'armée américaine. Au final, si les pertes nord-viêtnamiennes se montent à 10
ou 15 000 tués (estimations des Américains, qu'il est difficile par ailleurs de
confirmer...), il n'en demeure pas moins que le siège a opportunément détourné l'attention
de Westmoreland de l'offensive généralisée à travers le Sud-Viêtnam. C'est
pourquoi on s'est demandé assez tôt si le siège de Khe Sanh n'était autre
qu'une gigantesque diversion orchestrée par Giap en prélude à l'offensive du
Têt. La question est compliquée, là encore, par le problème de l'accès aux
sources. C. Currey, le principal biographe de Giap, qui l'a longuement
interrogé, est persuadé que Khe Sanh était bien une diversion, hypothèse qui
domine dans le débat historiographique. Ce que l'on peut constater, c'est que
les Nord-Viêtnamiens retirent des régiments dès la fin février, un mois après
le début du siège, pour les basculer en direction de Hué. En outre, ils ne
lancent pas d'attaque massive au sol après le bombardement initial, qui détruit
pourtant le principal dépôt de munitions de la base. On peut du moins en
déduire que même si Giap a cherché à rééditer la victoire de Dien Bien Phu au
départ, il a probablement changé d'objectifs au bout d'un certain temps,
comprenant qu'il ne pourrait pas emporter la base.
La bataille
de Hué a également concentré l'attention des médias américains, dès l'époque,
comme tout combat urbain depuis, de par son aspect spectaculaire -la guerre du
Viêtnam étant le premier conflit massivement suivi à la télévision par les
Américains. Les Nord-Viêtnamiens réussissent leur pari en s'emparant quasiment
de toute la ville dès le 31 janvier -à l'exception de deux enclaves qui vont
servir, malheureusement pour eux, à la reconquête de la cité. Les Marines
doivent réapprendre le combat urbain en s'attaquant à la partie moderne de la
ville, au sud de la rivière des Parfums, tandis que l'ARVN, grande oubliée de
cette bataille là encore, progresse au nord, autour de la Citadelle. Quand la
ville est reprise, elle est en ruines, pour bonne partie, car il a fallu se
résoudre à utiliser une énorme puissance de feu, particulièrement sur la rive
nord. Le tableau est encore assombri par les massacres commis par les
communistes pendant l'occupation de la ville, pour affaiblir le régime sur
place. Pour les Américains, la reconquête de Hué fait figure de symbole du sang
versé pendant le conflit.
On a souvent
présenté l'offensive du Têt comme "le début de la fin" de
l'engagement américain au Vietnam ou encore comme à la fois une défaite militaire
et une victoire politique nord-vietnamienne, pourriez-vous nous en dire plus à
ce sujet ?
C'est
exactement ça, le début de la fin. Le résultat principal de l'offensive du Têt
est bien d'entraîner, à terme, le retrait des Etats-Unis, ce qui va affaiblir
la position du Sud-Viêtnam et permettre à ses adversaires de le vaincre moins
de dix ans plus tard. C'est là que réside la victoire politique de Hanoï.
Globalement, le Têt est plutôt un échec militaire pour les communistes,
notamment en raison des pertes subies par le Viêtcong, dont les unités
régulières sont décimées. Il faut cependant le relativiser : les pertes
sont facilement comblées par le Nord-Viêtnam, elles sont inégales selon les
régions (le Viêtcong reste encore assez fort dans le delta du Mékong) et
l'offensive a également usé les unités d'élite de l'ARVN, Marines, paras
et Rangers, ce qui n'est pas négligeable. L'argument de la défaite
militaire a été avancé par les historiens révisionnistes américains qui
cherchaient à justifier l'échec au Viêtnam en arguant d'une victoire militaire
sur le terrain, annulée par une défaite politique et psychologique. Or, la
surprise du Têt a été quasi totale et les combats parfois très violents y
compris côté américain -on peut même remonter à la phase préparatoire du Têt
pour le montrer sans peine, avec les combats à Khe Sanh ou Dak To. La victoire
militaire américaine est donc à nuancer, d'autant plus que les communistes sont
capables, dès le mois de mai 1968, de lancer la deuxième phase de l'offensive -le
« Mini Têt »- des Américains... avec autant d'hommes qu'au
mois de janvier !
Quelles sont
les principales leçons tirés par les Américains de l'offensive du Têt et
ont-elles encore des répercussions sur la manière de faire la guerre des
Américains dans les conflits contemporains ?
Le problème, c'est que l'armée américaine ne tire pas forcément les leçons de l'offensive du Têt et même de la guerre du Viêtnam dans son entier ! Abrams, qui succède à Westmoreland dès le mois de juin 1968, mixe plus adroitement guerre d'attrition et contre-insurrection, mais les objectifs restent parfois les mêmes que ceux de son prédécesseur -notamment en ce qui concerne le body count... en réalité, l'expérience viêtnamienne est rapidement évacuée après le retrait de 1973 et surtout après la chute du Sud-Viêtnam en 1975. L'US Army retourne à ses réflexions sur le combat conventionnel en Europe centrale face à une éventuelle offensive soviétique. C'est le temps de la doctrine dite « Active Defense », puis la formulation de celle de l' « Airland Battle », inspirée du réexamen américain de l'art de la guerre soviétique, adapté aux circonstances du moment. C'est cette partition que les Américains jouent en 1991 contre l'armée irakienne pendant la guerre du Golfe. Mais l'expérience de la contre-insurrection, de la lutte contre une guérilla, des problèmes des objectifs stratégiques et tactiques, des liens entre le politique et le militaire, ne sont pas forcément revus comme ils auraient peut-être dû l'être. On le constate dès les premières interventions américaines consécutives à l'effondrement de l'URSS, comme en Somalie. Puis, avec l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, et bien que les contextes soient profondément différents, certains problèmes ressurgissent, à tel point que la comparaison s'impose rapidement et que l'on va parler de « syndrôme viêtnamien ». Manifestement, il y a un fond de vérité. Le traumatisme américain plane encore largement au-dessus de l'armée des Etats-Unis...
Enfin, ce
conflit a engendré par la suite une production cinématographique et
télévisuelle relativement riche, pourriez-vous revenir sur celle-ci ?
La mise à
l'écran de la guerre du Viêtnam commence dès le conflit lui-même : John
Wayne, farouche supporter de l'intervention américaine, produit et interprète
Les Bérets Verts, qui, sans surprise, cherche à justifier l'engagement des
Etats-Unis au Sud-Viêtnam, l'année même de l'offensive du Têt. C'est d'ailleurs
un des seuls films qui sera favorable à la position des Etats-Unis. Les
premiers films américains à succès sur le sujet, qui apparaissent quelques
années après la chute du Sud-Viêtnam en 1975, sont déjà beaucoup plus
critiques. Voyage au bout de l'enfer du Michael Cimino, en 1978, est une
réflexion sociale sur l'engagement des conscrits au Viêtnam et leurs séquelles,
notamment pour les prisonniers de guerre. La même année sort un film beaucoup
moins connu, de Ted Post, Le Merdier, qui lui montre la faillite du
soutien américain au Sud-Viêtnam à l'époque des conseillers militaires, avant
l'intervention directe, en 1964. L'année suivante, Apocalypse Now, qui
n'est pas à proprement parler un film antiguerre, plonge le public américain
dans ce qu'a pu être toute l'horreur du conflit. Quelques années plus tard, en
1982, Ted Kotcheff introduit la problématique du retour des vétérans américains
aux Etats-Unis avec le premier Rambo, qui vaut davantage que ne le
laissent penser les films suivants (Rambo II et III), beaucoup plus
nationalistes et cocardiers. Le problème des disparus, que les Etats-Unis reaganiens
ressentent comme une affreuse brûlure, est l'objet de nombreux films
patriotiques : Retour vers l'enfer, en 1983, et, dans un genre
encore plus criard, la série des Portés Disparus avec Chuck Norris qui
commence en 1984 -on sait rarement d'ailleurs que Chuck Norris a perdu son
frère pendant le conflit, tué alors qu'il était membre de la 101st
Airborne Division, en 1970. En 1986, Oliver Stone, se basant sur sa propre
expérience, livre l'aperçu d'un fantassin américain dans une section lambda à
travers Platoon, qui évoque aussi la question des crimes de guerre
commis par les Etats-Unis. L'année suivante, Stanley Kubrick offre avec Full
Metal Jacket la vision délirante de Marines conditionnés à devenir
de véritables machines à tuer et plongés dans l'offensive du Têt, en pleine
bataille de Hué – c'est d'ailleurs un des rares films à évoquer directement les
combats du Têt.
Le Viêtnam reste un thème assez important jusqu'aux années 1990 dans les films, mais c'est surtout la série L'enfer du devoir, de 1987 à 1990, qui va marquer l'opinion américaine et même française après sa diffusion dans l'hexagone -moi-même, étant jeune, j'ai été également captivé par cette série. L'enfer du devoir illustre bien le retournement de perspective qui s'est opéré à l'égard du conflit dans les productions télévisées : de l'image du vétéran du Viêtnam psychopathe ou sadique incapable de se réinsérer et qui bascule facilement dans le crime (figure commune de nombre de séries télévisées policières, comme Kojack, Rick Hunter, etc), on passe au soldat américain plongé dans l'enfer du Viêtnam et qui essaie de faire son devoir sans se mêler de politique et en dépit plutôt qu'avec l'allié sud-viêtnamien. Le discours révisionniste -au sens historiographique du terme- et conservateur est passé lentement mais sûrement à la télévision. On retrouve cette tendance dans quelques-uns des rares films qui, depuis les années 2000, abordent encore la thématique, comme Nous étions soldats (2002), avec Mel Gibson, qui, par bien des côtés, se rapproche plus des Bérets Verts de John Wayne que d'Apocalypse Now ou Platoon.
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