Etrange sentiment que je ressens après avoir relu, par le plus grand des hasards, cette biographie de référence du général Giap, qui est décédé hier à l'âge vénérable de 102 ans. Ancien membre de l'armée américaine, qu'il a quitté en 1992 avec le grade de colonel, Cecil Currey a commencé à écrire sur la guerre du Viêtnam à partir de 1981. On lui doit aussi une biographie d'Edward Lansdale. Comme le dit John Keegan
dans la préface, ce travail aide à mieux comprendre pourquoi Giap est
l'un des plus grands hommes militaires du XXème siècle. Le génie de Giap
réside dans ses capacités d'organisateur, sa patience et sa
persévérance, une volonté de fer, la capacité à apprendre de ses
erreurs, et celle de persuader des millions de ses confrères viêtnamiens
de supporter le prix de la victoire à n'importe quel prix. Peu de
généraux peuvent se vanter d'avoir successivement triomphé des Français,
des Américains et des Chinois. Giap est pourtant parti de rien ou
presque, et sans aucune formation militaire. Il a été attiré par
Napoléon dans ses lectures, mais sa stratégie, profondément ancrée dans
l'héritage viêtnamien, joue sur la géographie, le temps, et l'évasion
face à des engagements soutenus pour contrer des forces occidentales
supérieures qui se reposent sur la rapidité de réaction, la technologie
moderne et une logistique effarante.
Comme
le rappelle l'auteur, cette biographie conclut un cycle de trois
ouvrages consacré à la guerre du Viêtnam. Le premier, paru en 1981,
mettait en évidence l'échec de l'armée américaine au Sud-Viêtnam, qui
tenait, pour Currey, à l'échec du commandement. Puis, Currey s'intéresse
à Lansdale, personnage un peu mystérieux qui avait préconisé d'autres
solutions pour mener la guerre (1988). C'est alors qu'il en vient à
s'intéresser à l'ennemi : Giap. Il a épluché la plupart des sources
disponibles, et il est même allé jusqu'à rencontrer Giap et à
l'interviewer en décembre 1988. Une deuxième tentative, malheureusement,
se soldera par un échec l'année suivante.
Vo
Nguyen est né à An Xa, en 1911, d'un père et d'une mère issus de la
classe moyenne, dans une région bien connue pour sa fierté nationaliste
et sa réticence face au colonisateur français. Il se distingue à l'école
où il se frotte à la langue et à la culture française, en plus d'être
déjà fascinés par les héros de l'histoire viêtnamienne, comme Le Loi. Il
entre dans un lycée de Hué ouvert par le père de Diêm, le futur
dirigeant sud-viêtnamien, en 1925. Il est en contact avec les idées
nationalistes, puis communistes, puisqu'il lit Le procès de la
colonisation française de Hô Chi Minh, sous le manteau, en 1926. Il est
finalement chassé du lycée en 1927.
La
rébellion anti-française est alors divisée entre nationalistes et
socialisants, qui eux-mêmes sont éclatés en plusieurs groupes. Giap
rejoint d'abord le Tan Viet, en 1927, non communiste mais à la
rhétorique marxiste. La mutinerie de Yen Bai, en 1930, suivie d'un
soulèvement organisé par les communistes, échoue complètement. La
répression française est féroce. Giap, devenu journaliste, est arrêté et
emprisonné entre 1930 et 1932. Il parvient à poursuivre des études à
Hanoï grâce à la bienveillance de Louis Marty, qui travaille à la Sûreté
du gouvernement général d'Indochine, qui est espère faire de ce
brillant élève un modèle pour les Viêtnamiens sous domination française.
Il
enseigne l'histoire de la France de 1789 au XXème siècle et se prend de
passion pour Napoléon, qui devient d'ailleurs un des surnoms que lui
attribue ses élèves avec celui de "général". C'est à ce moment-là
qu'il fonde son propre journal antifrançais et qu'il rejoint, déçu par
le Tan Viet, le parti communiste indochinois, en 1937. En mai 1940, Giap
part avec Pham Van Dong pour le sud de la Chine, où se trouve Hô Chi
Minh. Sa femme est arrêtée un an plus tard par les autorités françaises :
abominablement torturée, elle meurt peu après en prison, quelques
semaines après sa soeur, autre rebelle, qui a été fusillée.
En
Chine, auprès de la 8ème armée de route intégrée au Kuomintang, Giap
observe l'appareil militaire des communistes chinois. Il aurait
peut-être même visité Mao dans le nord de la Chine. Il lit les ouvrages
de Mao et y pioche pour former sa propre stratégie : s'il reconnaît
l'importance du combat armé par les paysans, il insiste sur la lutte
politique dans les centres urbains et ajoute des emprunts à Napoléon.
Dès la fin 1940, Giap, sur ordre d'Hô Chi Minh, jette les premières
bases du parti de la résistance aux Français en s'implantant parmi les
montagnards du Nord-Tonkin. En 1941, 3 des 9 districts de la province de
Cao Bang sont déjà sous son contrôle. Giap apprend les langues des
montagnards, fait de la propagande via des publications, installe une
structure administrative qui prend la place de celle des Français bien
peu présents dans la région avec la menace japonaise et la défaite de
1940. Hô franchit la frontière en février 1941 et s'installe dans la
grotte de Pac Bo. Il enseigne à Giap qu'il faut gagner la population,
qui fournira ensuite tous les moyens de la lutte armée. En 1943, le
Viêtminh compte déjà plus de 3 000 hommes et commence à fabriquer ses
premières armes artisanales, dont des mines. Les Français réagissent
cependant, et mènent la vie très dure au Viêtminh entre septembre 1943
et juin 1944. Giap mène ses premières embuscades et autres accrochages
avec les Français à l'échelle de la section.
Avec
l'effondrement du régime vychiste, Giap veut lancer l'insurrection, en
juillet 1944. Mais Hô s'y oppose, ne jugeant pas le moment propice. Il
le charge au contraire de mettre sur pied une véritable armée, à partir
de rien. Le 22 décembre 1944, Giap passe en revue les premiers 34
combattants du Viêtminh, munis d'armes dépareillées dont certaines
remontent à la guerre russo-japonaise de 1905. Deux jours plus tard, ses
hommes attaquent avec succès un premier poste français, grâce à un
excellent réseau de renseignement. Giap ne se contente pas de créer une
armée régulière : il fonde aussi des unités locales, capables de mener
de petites actions de combat dans leurs districts, et des unités
d'autodéfense villageoises, qui se chargent des tâches quotidiennes de
l'insurrection, localement. Les meilleurs combattants passent de l'une à
l'autre : c'est le peuple en armes. Après le coup de force japonais du 9
mars 1945, le Viêtminh est requis par l'OSS et les Américains à des
fins de renseignement. Giap en profite pour étendre l'influence du
mouvement sur le reste du Tonkin et attaque les Japonais pour montrer sa
détermination. Le 16 juillet, une équipe de l'OSS, dirigée par le major
Patti, est parachutée en territoire viêtminh.
Les
Américains font larguer des armes modernes, dont des mortiers de 60 mm,
des mitrailleuses, des bazookas et des armes légères, pour mieux
équiper le Viêtminh. Ils forment aussi une élite de partisans à leur
maniement, à charge pour eux de former les autres. Le 15 août, grâce à
la radio apportée par les Américains, Hô est l'un des premiers
Viêtnamiens à apprendre la capitulation japonaise. Le Viêtminh descend
alors sur Hanoï mais la résistance d'une garnison japonaise à Thai
Nguyen retarde sa progression. Le vide du pouvoir créé par la situation
permet au Viêtminh de s'imposer très largement dans une bonne partie du
Viêtnam. Les Français, eux, veulent récupérer leur colonie tandis que le
Viêtminh installe son propre gouvernement où Giap se retrouve ministre
de l'Intérieur, tout en dirigeant l'appareil militaire.
La
proclamation d'indépendance est faite par Hô Chi Minh le 2 septembre
1945, jour même de la signature de la capitulation par le Japon. Bientôt
les troupes nationalistes chinoises et les Anglais occupent
respectivement le nord et le sud de l'Indochine en vertu des accords de
Potsdam. L'ancien empereur Bao Dai, qui s'est d'abord rallié au Viêtminh
avant de s'en écarter, observe que Giap n'appartient pas aux vieux
combattants du communisme comme Hô, exilés en Chine ou en URSS, mais à
un deuxième groupe, souvent des anciens professeurs, influencés par la
culture française.
Giap,
qui fait une tournée d'inspection dans le Sud début 1946, organise le
Viêtminh en vue d'une lutte armée contre les Français. Il est bientôt
impossible de trouver un accord avec ces derniers. Pour avoir les mains
libres, le Viêtminh, qui a d'abord misé sur un front national uni contre
le colonisateur, se débarrasse des nationalistes, souvent par la
violence, à partir de mars 1946. Giap, pour renforcer ses troupes encore
mal armées et disparates, s'assurent le concours de 1 500 anciens
soldats japonais, menés par 230 sous-officiers et 47 officiers de la
Kempetaï, et commandés par le colonel Mukuyama de l'état-major de la
38ème armée impériale. Giap fait exécuter par ses agents, en juillet
1946, des centaines d'adversaires nationalistes du Viêtminh. Leclerc est
remplacé, ce même mois, par le général Valluy, alors que les incidents
se multiplient entre troupes françaises et les hommes du Viêtminh.
Après
l'incident d'Haïphong en novembre, et les négociations dans l'impasse,
Giap n'a d'autre choix que de lancer l'insurrection, le 19 décembre
1946, à Hanoï. Le Viêtminh y combat jusqu'en février 1947 avant de se
replier dans la place forte du Nord-Tonkin. Pour décapiter
l'insurrection, Valluy organise, en septembre 1947, l'opération Léa : un mouvement terrestre, aéroporté et amphibie contre le Viêt Bac, la place forte du Viêtminh. Lancée le 7 octobre, Léa
manque de peu d'entraîner la capture de Hô et de Giap, pris au
dépourvu. Giap tire les leçons de cette erreur : à l'avenir, le QG sera
mobile, protégé par de la DCA et dispersé en plusieurs éléments.
Anticipant les erreurs des Américains, Valluy croit avoir tué 9 500
viêtminh à la fin de l'année 1947, et en avoir mis hors de combat 30 000
en tout, chiffres probablement surestimés.
Giap
reprend la stratégie de Mao, en l'adaptant au contexte. Il lui suffit
de ne pas perdre contre l'adversaire, non de l'emporter à tout prix.
Giap n'a pas suivi les cours d'une académie militaire, même dans les
pays frères communistes. Il s'est formé sur le tas, et de par sa
position de professeur d'histoire, il a longuement étudié, dès l'enfance
aussi, les héros rebelles de l'histoire viêtnamienne. Pour mobiliser la
population, il tire de cela l'idée qu'il faut associer étroitement
patriotisme et socialisme. En outre, il faut gagner les civils en vivant
parmi eux et en se comportant de manière exemplaire. Quand les soldats
ne sont pas au combat, ils participent fréquemment aux tâches civiles
dans leur secteur. Hô enseigne à Giap que l'unité politique doit
préexister à la lutte armée. Giap puise chez Lénine, chez Mao, chez
Clausewitz aussi. Mais il est capable de se départir, par exemple, des
choix de Mao : l'assaut en vagues humaines, qu'il utilise fréquemment au
départ, lui paraît bientôt de plus en plus inadapté. Par ailleurs, Giap
emprunte beaucoup à Napoléon, un peu à Sun Tzu et peut-être même aux
écrits de Lawrence d'Arabie. Il cherche à mobiliser la population sur
une base politique, à endoctriner civils et soldats et user la volonté
de l'adversaire par une guerre prolongée. Il reconnaît même avoir pris
des éléments de la doctrine américaine !
Entre
1948 et 1950, Giap réorganise ses forces. La victoire de Mao, en 1949,
offre au Viêtminh la possibilité de former ses sous-officiers et ses
officiers, de se doter d'un équipement plus moderne et d'opérer, à
partir de 1950, au niveau divisionnaire. Giap veille aussi à
l'endoctrinement de la troupe, et établit un état-major avec des
départements sur le modèle occidental. Il crée des régions militaires et
divise l'Indochine en zones libres, occupées ou en zones de guérilla,
pour déterminer les priorités. L'aide chinoise n'est vraiment massive
qu'à partir de 1953 : en 1951, Giap ne reçoit que 20 tonnes
d'approvisionnement par mois, contre 4 000 en juin 1954. Et il faut
distribuer les ressources acquises : difficile au départ d'utiliser le
millier de camions Molotova vu le terrain du Viêt Bac... Giap doit faire
face à la tentative de pacification du delta du Tonkin par le duo
Carpentier-Alessandri. Il donne l'ordre à la guérilla de disloquer les
tentatives françaises. En réaction, les Français arment et organisent le
million de Viêtnamiens catholiques présents dans le delta. Giap, par
ailleurs, doit affronter au sein du parti la rivalité de son ancien
complice Truong Chinh. Mais Giap parvient finalement à déjouer les
manoeuvres et se rallie même Van Tien Dung, placé par Chinh pour le
contrebalancer à la tête de la direction politique de l'armée. En
octobre 1950, Giap se sent assez fort pour lancer une opération contre
les postes français isolés le long de la RC 4. La retraite française se
transforme en déroute : la France y laisse plus de 6 000 hommes, et de
quoi équiper une division viêtminh. Giap a ce faisant sécurisé sa base
arrière et sa liaison avec la Chine. De Lattre arrive en Indochine en
décembre 1950. Il fortifie immédiatement le delta du Tonkin, mobilise
les civils, alors que l'aide américaine se fait plus massive.
Encouragé
par les conseillers chinois, Giap, qui sous-estime l'adversaire, pense
que le moment est venu pour une offensive de grande ampleur. En janvier
1951, il lance ses troupes sur le delta. L'échec est coûteux face à la
puissance de feu française alimentée par les Etats-Unis et face à une
population, majoritairement catholique, hostile au Viêtminh. Le moral
s'effondre. Giap doit se retirer ; De Lattre, malade, meurt bientôt d'un
cancer. Il est remplacé par Salan. La bataille d'Hoa Binh, qui dure
jusqu'en 1952, montre aux Français que l'armée viêtminh s'est grandement
améliorée. Salan ne peut venir à bout du corps de bataille viêtminh.
Giap y voit deux raisons : la difficulté à combattre sans front précis
et le manque de réserves. Navarre remplace Salan en mai 1953. Il cherche
à gagner du temps pour former l'armée viêtnamienne, auxiliaire de la
France, et combattre d'abord au sud avant de se retourner contre le
nord. Mais avec le mouvement viêtminh vers le Laos, Navarre approuve
l'opération aéroportée pour occuper Dien Bien Phu.
Navarre
espère créer une base aéroterrestre qui permette aux unités françaises
de rayonner pour rechercher et détruire les divisions viêtminh. Mais les
troupes ne s'enterrent pas bien et les bataillons aéroportés sont mal
pourvus, d'ailleurs, pour le faire. Le renseignement français détecte
l'approche des divisions de Giap, mais personne ne croit que
l'artillerie viêtminh puisse menacer vraiment le camp et sa piste
aérienne. Or, Giap veut lancer l'assaut dès le 25 janvier 1954, pressé
par les conseillers chinois qui lui disent de procéder par vagues
humaines, comme ils l'ont fait en Corée. Giap refuse et retarde
l'attaque. L'assaut démarre le 13 mars 1954 grâce à un formidable effort
logistique du Viêtminh. Parallèlement Giap lance des attaques en
d'autres points pour distraire les réserves françaises. Son plan à Dien
Bien Phu consiste d'abord à neutraliser la piste d'aviation, puis à
prendre le secteur central et enfin la place forte au sud, Isabelle.
Les Français sont surpris par la puissance de l'artillerie viêtminh,
qui tire plus de 100 000 obus pendant la bataille. 75% des pertes
françaises sont dues à l'artillerie. Giap lance ses troupes dans des
assauts frontaux qui submergent rapidement Béatrice, Gabrielle et Anne-Marie.
Pendant
que les Français tentent désespérément d'obtenir une intervention
aérienne américaine, Giap prépare la deuxième phase de la bataille, qui
commence le 30 mars. La bataille des 5 collines prend des allures de
Verdun. Le Viêtminh ne sait d'ailleurs que faire des prisonniers
collectés, car rien n'a été prévu pour eux, ou presque. En outre, Giap
doit restaurer un moral chancelant parmi ses unités. La troisième phase
de l'assaut démarre le 1er mai et submerge la place moins d'une semaine
plus tard. La victoire de Giap n'a détruit que 4% du corps
expéditionnaire français, mais l'effet politique et psychologique de la
défaite de Dien Bien Phu est immense en France, à la veille des
commémorations de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. Le Viêtminh
arrive en position de force à Genève : mais, suite aux pressions des
Américains et de la Chine, le Viêtnam est coupé en deux à hauteur du
17ème parallèle. Les Américains, qui remplacent bientôt les Français au
Sud, ne signent d'ailleurs pas le traité. Giap, lui, continue à
maintenir la pression sur les Français et détruit le Groupe Mobile 100
sur les Hauts-Plateaux, en août 1954. C'est seulement le 10 octobre que
Giap défile dans Hanoï à la tête de la 308ème division.
Giap
devient alors vice-premier ministre du Nord-Viêtnam, Ministre de la
Défense et chef des forces armées à la fois. L'armée compte 350 000
réguliers renforcés de plus de 200 000 miliciens. Mais au Sud, les
choses se gâtent. Le régime de Diêm reçoit l'aide de Lansdale, qui
organise des équipes spéciales pour semer le trouble au Nord. Sans grand
succès. En revanche, elles poussent des centaines de milliers de
catholiques du Nord à émigrer au Sud tant qu'il est encore temps. La
réforme agraire enclenchée par le parti provoque des mécontentements. Il
faut parfois envoyer l'armée pour réduire les opposants. Parallèlement
Giap instruit l'artillerie, crée une aviation et une marine. Mais Diêm
consolide son emprise sur le Sud et la réunification espérée par les
dirigeants communistes n'aura pas lieu. Le Sud devra tomber par les
armes.
Traqué
par Diêm, le Viêtminh relance l'offensive en 1958. L'année suivante, le
Nord prend les premières mesures pour soutenir la guérilla, alors que
Diêm militarise de plus en plus l'administration. Le Politburo décide
finalement, mené par Le Duan et ses partisans, de relancer la guerre au
Sud. Giap commence à faire passer les anciens sudistes du Viêtminh
réfugiés au Nord après 1954. Dès 1959, le Viêtcong attaque les
conseillers américains qui épaulent Diêm. En décembre 1960 est créé le
Front National de Libération, alors que le régime de Diêm commence à
s'effriter. Malgré les moyens débloqués par l'administration Kennedy, le
Sud-Viêtnam se délite progressivement. Les persécutions contre les
bouddhistes, la défaite d'Ap Bac et la lassitude des Américains
provoquent finalement la chute de Diêm en novembre 1963.
En
1964, le Viêtcong monte déjà des opérations à l'échelon du régiment.
Giap jette déjà les bases d'une offensive contre Saïgon. Avec
l'intervention directe des Américains après l'incident du golfe du
Tonkin et le débarquement des premiers Marines, le Nord
intensifie son soutien en refusant la négociation et en accélérant
l'envoi de soldats réguliers au Sud. L'équilibre s'est rétabli avec
l'arrivée des troupes américaines. Giap doit envisager une possible
invasion du Nord, comment contrer les bombardements aériens sur le Nord
et comment mener la guerre au Sud. L'URSS fournit bientôt les armes
sophistiquées pour assurer défense aérienne et antiaérienne ; la Chine
donne des hommes pour assurer les reconstructions. La campagne de Ia
Drang, en octobre-novembre 1965, donne à Giap un aperçu des problèmes
auquels il sera confronté avec les Américains. Surpris par la mobilité
et par la puissance de feu de ces derniers, il réagit en préconisant de "coller aux ceinturons"
pour éviter l'appui-feu américain, tout en évitant les grandes
batailles rangées. Par ailleurs des ajustements tactiques sont réalisés
pour contrer les hélicoptères et toute la population est mobilisée pour
la lutte armée. Giap revient à la guérilla prolongée.
Les troupes de Giap ne gagnent plus de batailles pendant longtemps, mais ne perdent pas la guerre pour autant. Début 1967, le Viêtcong contrôle
toujours une bonne partie du Sud-Viêtnam et les voies logistiques entre
le Nord et le Sud sont maintenues et développées. Quand le Nord décide
de lancer une offensive générale, début 1967, Giap y est hostile, en
raison de sa stratégie de la guerre prolongée. Mais son grand rival
Nguyen Chi Tanh, qui commande le quartier général politique et militaire
au Sud, meurt en juillet 1967. C'est donc Giap qui doit se charger du
plan de l'offensive du Têt. La phase de diversion détourne l'attention
des Américains des villes, le véritable objectif, et continue de leur
infliger des pertes. L'offensive, lancée les 30-31 janvier 1968, est une
surprise quasi complète. Cependant, les unités sont souvent trop
dispersées pour pouvoir obtenir l'effet de masse nécessaire. En outre,
contrairement à ce qu'il avait prévu, les Sud-Viêtnamiens et les
Américains n'hésitent pas à utiliser un appui-feu massif même en combat
urbain. Le Têt est un désastre tactique, le Viêtcong en sort décimé, ses
unités régulières ne pouvant plus opérer au-delà du bataillon. Mais
Giap a montré que les Etats-Unis sont, depuis 1965, dans une impasse
militaire complète. Il fait passer 90 000 hommes au Sud pour lancer la
deuxième phase de l'offensive, en mai. Johnson reconnaît sa défaite et
ouvre les négociations. Nixon lui succède. Mécontent du manque de
progrès dans les tractations, il fait bombarder le Cambodge, sanctuaire
logistique des communistes, dès mars 1969, et ordonne l'invasion un an
plus tard. En septembre 1969, Hô Chi Minh meurt. Giap fait partie du
trio qui dirige désormais le Nord-Viêtnam. Il continue la stratégie de
guerre prolongée après la saignée du Têt, qu'il n'avait pas voulu mais
qu'il a dû organiser.
Après les grandes opérations search and destroy du début 1967 contre les sanctuaires au nord de Saïgon, toute la logistique du Viêtcong a
été déplacée au Cambodge. Tandis que la viêtnamisation s'accentue en
1969, Giap prépare ses troupes pour agir de nouveau en 1970. Par
ailleurs la guerre se déplace au Laos et au Cambodge où Giap cherche à
sécuriser davantage les voies logistiques. C'est pourquoi les Américains
interviennent au Cambodge en 1970 puis lancent l'ARVN, seule, au Laos,
en février 1971. L'opération tourne très mal pour les Sud-Viêtnamiens
mais Giap a été contraint d'y engager ses réserves, et craint par
ailleurs toujours une invasion du Nord. Le Politburo, grisé par le
succès au Laos, ordonne pourtant à Giap de monter une offensive
d'envergure pour faire tomber le Sud en 1972. Giap est contre mais doit
encore une fois s'incliner. Les trois pinces de l'attaque, déclenchée à
la Pâques 1972, sont successivement défaites, même si les combats durent
jusqu'en septembre à Quang Tri. Giap a perdu 100 000 hommes mais les
Nord-Viêtnamiens ont conquis du terrain au Sud et le régime de Saïgon a
été fortement ébranlé. Néanmoins, Giap est privé du commandement de
l'armée qui passe à Van Tien Dung.
Les
accords de Paris sont signés en janvier 1973 et les Etats-Unis se
retirent. Giap, malade, a dû être soigné en URSS en 1973-1974. Il
revient à Van Tien Dung de planifier l'offensive finale contre le Sud à
partir de l'automne 1973. L'armée du nord, qui opère désormais au niveau
du corps d'armée, emporte finalement la décision en avril 1975, après
une campagne de six mois. Après la chute du Sud, Giap voyage beaucoup
dans le bloc communiste, en Afrique, en Asie et même à Cuba. En 1977, il
préside à la création d'une académie militaire à Hanoï, alors que les
incidents se multiplient avec les Khmers Rouges qui ont fait tomber le
Cambodge en 1975.
Dès
décembre 1977, les Viêtnamiens répliquent aux raids des Khmers et
pénètrent au Cambodge. Les incidents montent aussi avec la Chine qui
soutient Pol Pot. Les Viêtnamiens finissent par occuper la capitale
cambodgienne en janvier 1979, ce qui déclenche la riposte chinoise, qui
envahit le Viêtnam en février. Giap, ministre de la Défense, coordonne
l'effort de l'armée avec Van Tien Dung. La Chine se retire en mars après
avoir perdu 30 000 hommes. Giap, lui, perd son poste de Ministre de la
Défense en 1980. Deux ans plus tard, il est éjecté du Politburo,
remplacé par Dung. Giap est cantonné à des postes de second ordre et
passe désormais beaucoup de temps dans sa villa de Hanoï. Il est
définitivement écarté de toute responsabilité politique en 1991.
Giap
a combattu pendant quasiment trente ans sans discontinuer, de 1944 à
1973. Son génie réside dans le fait d'avoir vaincu des adversaires
beaucoup plus forts en étant en position de faiblesse. Formé sur le tas,
il a souvent eu de bonnes intuitions, ce qui ne l'a pas empêché de
commettre des erreurs. Il a beaucoup misé sur l'entraînement de ses
hommes. Tactiquement, il n'a pu être défait complètement par les
Français et les Américains. Stratégiquement, il a toujours associé le
politique et militaire. Sur le plan logistique, il a su montrer de
réelles qualités d'organisateur. Il a su apprendre de ses premiers
contacts avec l'adversaire, tirer les leçons, s'adapter pour l'emporter.
Il avait compris que la victoire passait par le fait de gagner la
population sur les plans social et politique, ce qui lui permet de mener
une guerre prolongée tout en marquant des points psychologiques pour
user l'adversaire, à Dien Bien Phu ou pendant le Têt. Il ne vise pas une
solution uniquement militaire. Là a résidé son triomphe face à ses
différents adversaires.